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La Vie bonne et d’autres vies

15/12/2022 | Livres | 0 commentaires

La Vie bonne et d’autres vies
Jacqueline Merville
des femmes Antoinette Fouque (mai 2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Jacqueline Merville : La Vie bonne et d’autres vies  Un confinement imposé

 Décembre  2020 : le covid,  très rapidement nommé LA covid,  sévit dans le monde entier fermant les frontières (« une mise sous cloche mondiale »), bouleversant les vies  et semant la mort : « Le nom de ce virus venu de Chine se féminise bien sûr, en langue française. Cette chose inattendue  et obscure  et mortelle est forcément féminine, c’est donc la covid.  Je continue à dire le covid ». Ce constat courroucé et ironique donne d’emblée le ton du roman de Jacqueline Merville, La Vie bonne et d’autres vies. Alice, la narratrice, à  la constante recherche d’un mode de vie minimaliste, passionnée de voyages,  contrainte de quitter  ses « deux minuscules pièces (…) dans un cube de béton » situé en terre indienne, sensibilisée au sort des femmes,  souvent victimes et toujours jugées responsables de l’agression subie, s’exprime. Elle raconte et se raconte, au présent de l’indicatif,  dans un monologue intérieur à la deuxième personne du singulier, – se dédoublant, prenant du recul avec elle-même ,  et dans des lettres envoyées à son amie Sonia restée dans ce merveilleux ailleurs où la vie est « bonne » loin de la réclusion imposée par la situation sanitaire mondiale : la vie lumineuse et libre en Inde, contre-pied de la vie sombre et confinée en Provence.

 Des voyages immobiles à travers le temps et l’espace

Alice,  déjà rencontrée dans un précédent ouvrage de Jacqueline Merville, Le Voyage d’Alice Sandair, offre ici au lecteur ses voyages intérieurs :  des voyages immobiles à travers le temps et l’espace, des voyages par la pensée, l’imagination, le rêve éveillé durant le confinement difficile à supporter pour cette voyageuse avide de liberté. Alice transplantée à cause du virus a dû  abandonner « sa vie simple et naturelle » sur le rivage de la mer d’Oman  pour séjourner avec James, son compagnon, à Eyragues,  un village provençal. Le couple a loué un appartement  dans un castelet dénommé la seigneurie d’Eyragues  depuis son achat au XVIIe siècle par Jean Bionneau, devenu  le marquis des lieux.

Glissement du réel vers l’imaginaire

 Dans la pièce principale du logement, au-dessus de la cheminée,  « il y a un grand miroir au cadre en feuille d’or où vibre (…) un appel depuis votre sédentarisation forcée ». Ce miroir, tout à la fois objet esthétique et signe pour la narratrice,  est une passerelle vers le passé, un pont entre  des temps lointains et actuels, entre les intrigues d’hier et d’aujourd’hui, – mises en abyme poétiques de vies féminines – , le passé et le présent se tissant subtilement l’un et l’autre, notions et ressentis impalpables et insécables, laissant des traces ténues : « Un climat sensoriel, où tu te retrouves doucement propulsée, pas hors du temps, mais, là, où rien du temps ne s’est effacé ».  Dans ce manoir vécurent  plusieurs femmes, entre autres l’épouse de Théophile de Bionneau,  Marie de Morell qui  inspira à Marcel Proust le personnage de la  duchesse de Guermantes.   La narratrice capte les frémissements du passé, « des effluves de présences, des images floutées », entend les voix et les pensées des « revenantes ». Son esprit et son âme accèdent aux mystères de leur vie. Elle pénètre tout à la fois l’altérité et l’intériorité de son être, se comprenant en comprenant l’Autre : « Je sais enfin pourquoi  ce tiraillement dans mon corps était si profond lorsque j’attendais des signes plus probants de celles voyageant dans notre appartement ». D’emblée, elle entre en osmose avec Marie qui, à seize ans, à peine sortie du couvent, fut agressée sexuellement par Emile de Roncière puis fustigée par une société machiste. La narratrice, des décennies plus tard, tout comme Marie,  après avoir subi elle aussi,  en terre africaine,  des assauts masculins violents,  n’a été ni entendue, ni comprise : « Le viol et la moquerie et le silence tu connais ». Le récit de son supplice fut même longtemps refusé par les éditeurs : « ce n’était pas d’époque, pas vendeur non plus ».

Correspondance entre les différentes voix

La parole féminine subit toujours  une insidieuse censure, ce contre quoi s’élève la narratrice. Il existe un rapport de réciprocité entre elle et les revenantes. Ses mots  se superposent aux leurs qu’elle retranscrit entre guillemets dans une narration brisée. Elle donne voix à toutes les femmes  peu écoutées : les femmes séduites, violées, des servantes, des employées  de maison comme sa mère (« Ta mère fut aussi une employée de maison »), des travailleuses épuisées,  exploitées, humiliées, niées en tant que personne : « Elle m’appelle Maria parce que toutes ses bonnes se sont appelées Maria. Françoise, c’est mon vrai nom ». Alice témoigne du passé en tricotant l’Histoire et la fiction, sa vie personnelle et celles des revenantes. Il y a dans son récit tout un écart entre une apparence discursive et logique et l’enchaînement analogique des idées.  Il n’existe aucune rupture entre le rêve et le réel, aucune scission entre  l’invisible et le visible.  La prisonnière du virus, nostalgique des terres indiennes,  vit son expérience comme un dédoublement.  Elle s’évade par la pensée, retournant par le biais de la mémoire sur les lieux de son enfance, dans la cabane où elle se réfugiait et  jouait avec son frère, cabane double de celle du continent indien où elle séjournait librement, agréablement, lumineusement. Progressivement un glissement de son expérience personnelle lointaine et proche à  celle de femmes du passé se produit. Alice n’invente pas. Elle  arrive au réel par le circuit intime d’une élaboration rêvée. Le verbe « voir » amène paradoxalement les souvenirs, « tu vois, plus que tu ne revois », les rêves éveillés. Les apparitions fantastiques ont vraiment habité le castelet.  La narratrice voulant les connaître, s’en imprégner, lit des documents,  effectue sur internet des recherches : des recherches empathiques et non historiennes : « Ces ombres parlant bas, ne criant jamais, c’est ton île dans le Temps, dis-tu. Tu t’y promènes, pas du tout comme une historienne en herbe, mais en rêvant ».

 Témoin du passé et du présent

 Son regard d’abord voyeur devient voyant : il ne reste pas en surface, il va dans les  profondeurs. Puis il se fait sociologique et  critique. Le récit draine tout un contenu socio-culturel. La narratrice dit non seulement les violences faites aux femmes, mais elle élargit sa dénonciation.  Remplie de révolte et d’amertume, elle évoque les contradictions gouvernementales (« Les consignes demandaient alors de les jeter (les masques)  dans une poubelle fermée  après quatre heures d’usage. Ce matin, la voix médicale annonce, lavez vos masques, portez-les jusqu’à ce qu’ils soient une guenille »), les violences insoutenables envers les migrants : « Des exilés, qu’on nomme de plus en plus des envahisseurs, meurent dans les forêts glaciales, sur les rivages boueux de nos frontières. On les repousse, on les laisse se noyer. La maladie de la haine n’a plus de masque »,  les  conséquences tragiques du virus, les catastrophes  dues au changement climatique, (« Des dizaines de corps covidés se sont échoués sur les rives du Gange. Ces cadavres ont été jetés à l’eau. Les crématoriums sont débordés (…) Puis arrivent des cyclones, les séismes, des feux gigantesques, des inondations, des millions de migrants maltraités, repoussés. Tant de faits tordent l’espèce humaine comme une serpillière »),  la haine altérant le monde, la domination des classes dites supérieures sur les classes populaires (« Il répète qu’il a bossé tout gosse pour engraisser les gros.  Et que les gros sont de plus en plus arrogants et voraces, veulent tout prendre »), les clivages sociaux...

 Le télescopage du présent et du passé

 Sans être militant, le roman, – tout à la fois autofiction et biographie – ,  de Jacqueline Merville permet de révéler, dans le ton du constat,  les dessous de la société. Réaliste, il dévoile les jeux sociaux et politiques du passé et du présent. Puis des entités fantastiques ténues, évanescentes,  s’épanchent avec naturel dans le réel, le destin des revenantes s’entrecroisant avec le personnage d’Alice. La narratrice retient ainsi le passé, lui redonne vie, lui permet d’échapper à l’oubli : « Où est l’arrière-boutique, vie souterraine et quasi anonyme de celles ayant passé une partie ou toute leur vie au castelet ? Qui ou quoi habite le miroir de cette pièce ? Des secrets ? Des plaintes ? Des confessions ? Surtout, c’est certain, des moments de vie voulant s’extirper de l’oubli ». Le passé et le présent se tricotent, le présent toujours habité par les absentes intensément présentes. Allant du particulier au général, l’auteure  se fait la porte-parole de toutes les  femmes,  « Je ne suis pas Marie de Morell, je suis elle aussi, comme des milliards de femmes », invitant à la réflexion, tout en  restant avant tout une créatrice  maîtrisant avec maestria  l’art de la narration pour donner à rêver.

La vie bonne et d’autres vie  est un roman polyphonique à l’énonciation plurielle originale, mise en miroir de voix féminines  réfléchissant celle de la narratrice dans un fantastique ténu et nouveau proposant des tranches de vies, autobiographie romancée fondée sur l’existence de l’écrivaine et biographies novatrices et audacieuses.

 

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