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La substantielle étrangeté du réel

14/02/2008 | Livres | 0 commentaires

L’homme que je fus
Mohamed Abi Samra
traduit de l’arabe (Liban) par Franck Mermier

Actes Sud (2007)

(par Annie Forest-Abou Mansour)

queje.JPGLe narrateur de L’homme que je fus, un quadragénaire beyrouthin, souvent « absent à (lui)-même et aux autres » part en quête de lui-même, lors de son retour au Liban, après un séjour de dix-sept ans à Lyon. Cette rétrospection au passé révèle au lecteur un être inadapté, toujours en désaccord avec le monde dans lequel il se trouve, jamais à sa place : « toute ma vie, (je) me suis senti, sauf durant le sommeil, mis à l’écart comme un voyageur laissant sa place dans un train ». Il « ne prend aucune initiative et (…) laiss(e) les circonstances décider à (s)a place ». Il n’agit pas mais se laisse agir : « je m’étais marié par hasard et les (ses enfants) avait engendrés sans raison ». Il se scinde en deux, s’observe, se regarde vivre : « Je sentis qu’une moitié de moi-même s’était détachée et s’était transformée en un mirage ou une ombre tandis que l’autre moitié se contractait, devenait plus lourde et se couchait sous moi comme un corps mort que je devais traîner ». Englué dans un passé sordide, médiocre, nauséabond et obsédant, il n’arrive pas à vivre le présent. Passé et présent se superposent : « je ne sais plus si cette impression date d’hier ou d’aujourd’hui ».

Son passé, souvent « fantasmé et inaccompli » dévore son présent, le hante douloureusement. Le rêve parfois s’y glisse l’enrichissant « de scènes et d’épisodes qui (lui) paraissent lui correspondre et convenir à (sa) vérité plutôt qu’à la réalité ». Proche d’un personnage sartrien, il fuit le néant de sa vie nauséeuse par un rire souvent forcé : « C’est en usant d’un rire trompeur que je me suis habitué à évacuer le pus de cet abcès que je n’ai pas osé crever. Un rire par lequel je repousse cette amertume qui ne me sert plus à me connaître (…) qui me déleste de mon passé, mon présent et ce que je suppose être mon futur. » Le rire lui permet de transcender sa terne et peu compréhensible existence. Ce n’est qu’après une longue rétrospection et de nombreuses prises de conscience que, quittant une seconde fois Beyrouth, dix sept ans après son premier départ, il laisse enfin derrière lui sa vie antérieure.

De L’homme que je fus, roman philosophique et même parfois poétique, construit en miroir, se dégage une originale modernité, rare dans la littérature arabo-musulmane. Cette modernité marque l’ouverture d’esprit de Mohamed Abi Samra. Dans un univers où la mère est respectée et vénérée, il donne à voir une mère « à l’esprit venimeux », dépourvue de féminité, d’amour maternel, pleine de haine pour ses enfants « fruits de (sa) répulsion envers (s)on corps » souillé par la pénétration masculine. L’auteur dénonce une société traditionnelle, archaïque et superstitieuse lorsque les femmes soignent les crises d’asthme de Khadija, la soeur du narrateur, en la tournant en direction de la Mecque et « pendant ce temps, la mère de Mohamed Wasiri marmonnait des invocations et lui injectait, par le nez, de l’eau de fleur d’oranger depuis un compte gouttes utilisé pour les yeux :’C’est l’eau du Clément et du Miséricordieux, lève-toi, Khadija, lève-toi…(…)’ répétait-elle ». Il dénonce aussi la pression de l’intégrisme religieux – lorsque le narrateur dit à sa soeur : « enlève donc ce foulard de ta tête». Après dix sept ans passés en France, il n’appartient plus à sa société devenue encore plus étrange et étrangère pour lui.

Dans un roman d’où l’humour n’est pas absent, le narrateur, en remettant en question sa vie présente et passée, invite le lecteur à réfléchir sur un monde complexe et absurde. Et à l’instar de Magritte, auquel il fait référence, il extrait du réel « la substantielle étrangeté » (1)

(1) Jacques Meuris, biographe de Magritte.

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