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Rêve ou réalité ?

19/06/2008 | Livres | 0 commentaires

La signora Wilson
Patrice Salsa
Actes Sud, 2008

(par Annie Forest-Abou Mansour)

La signora Wilson tient tout à la fois du roman fantastique, du roman policier, du roman psychanalytique, mêlant, avec subtilité, suspense, humour, lyrisme et tragédie. Tout d’abord ancré dans le quotidien, le roman débute de façon banale. Le narrateur, dans un long monologue intérieur, évoque son installation dans un immense et magnifique appartement «dont la plupart des pièces sont peintes à fresque » et les quelques désagréments qui ternissent son arrivée dans la somptueuse cité romaine : des problèmes de voiture, des «déboires avec (son) entreprise de déménagement, (…) (son) déprimant quotidien professionnel» et surtout les appels téléphoniques répétés, reçus nuit et jour, destinés à une mystérieuse signora Wilson. Puis, après avoir été renversé par une voiture, un accident dont il ne semble se relever qu’avec une douleur à la mâchoire, le narrateur est victime de phénomènes de plus en plus étranges et parfois même effrayants : dans le bus, « un séminariste pâle avec le nez en trompette l’observe avec insistance », « il y a comme un trou entre le moment où (il) (se met) à marcher et celui où (il) arrive à destination »…Il est progressivement témoin d’ événements extraordinaires : il assiste à une représentation théâtrale étonnante, une boutique de vêtements surgit devant lui dans la nuit … Le narrateur oscille alors entre l’habituel et l’insolite. A cause de cette « intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (définition de Castex), le lecteur imagine avoir affaire à roman fantastique. Les nombreuses connotations mortifères qui hantent les descriptions semblent confirmer cette interprétation. Les mannequins « font songer à ces cadavres qu’on apprête et qu’on maquille pour les exposer dans leur bière, tandis que, sous les cosmétiques toxiques, la putréfaction a déjà débuté ». Mais ce fantastique ne s’enracine-t-il pas dans une certaine pathologie ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un rêve, du retour à ce que la mémoire a censuré ?

Des leitmotiv comme la référence obsédante et précise à des oeuvres musicales écoutées en boucle, la mère innommée et innommable, « Elle », absente et cependant tellement présente dans ses pensées et ses propos (« Turkish delight, aurait-Elle dit »), les remarques érotiques obsessionnelles, évoquent alors un roman psychanalytique, surtout lorsque le narrateur plonge dans son passé et redevient un petit garçon : « Aujourd’hui, j’ai six ans (…) Je suis content. D’avoir six ans et d’être un grand ». En effet, à partir de là, le récit fonctionne comme une mise en marche de l’inconscient.

Au plaisir de la lecture s’ajoute le plaisir ludique de la recherche d’indices annonciateurs de la fin. En effet, tout est évoqué en fonction de la chute finale : l’obsession des beaux tissus et des beaux vêtements (« Mes yeux passent sur des crêpes vermeil, feu, corail et tango, pour s’arrêter sur une tunique orpiment merveilleusement coupée en biais et nouée sur une seule épaule, qui contraste avec un groupe de fourreaux où se mêlent des failles chrome ou impérial et des armoisin safran, auréolin et ambre »), des mains, (« Sur ses genoux, les grosses mains du dentiste se contractent lentement »), le « parfum entêtant » des lys… On sent qu’un étau se resserre. Le narrateur est de plus en plus souvent enfermé dans des espaces clos : il étouffe, il suffoque, ressent constamment un « goût doucereux », « un goût de miel» dans la bouche, donne des signes de déperdition de vie. Au delà du narrateur actif, joyeux et plein d’humour (« une tenue de soirée qui m’ira comme un tutu à un haltérophile »), nous voyons une forme qui défaille, souffre – « Les yeux me piquent, les muqueuses me brûlent, je suffoque… » C’est comme un double douloureux qui le suit tout au long de son monologue. Les multiples références aux mains masculines, à une sexualité traumatique, à la douleur, à la mort, ne sont pas gratuites. Elles laissent pressentir les révélations finales.

 L’agencement original du roman, composé de neuf parties : « Avant » et « Après » qui encadrent ce que l’on pourrait appeler sept « chapitres» : « le premier », « le second », « le troisième »…, et l’organisation du texte annoncent la fin et engagent le lecteur dans un véritable jeu de piste aux descriptions esthétiques et poétiques. La signora Wilson de Patrice Salsa est à lire pour son attrayante histoire, étrange et inquiétante, sans cesse en décrochage par rapport au temps, aux lieux, aux êtres, et surtout pour son intrigue très bien menée.

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