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La Perle des faussaires

17/01/2025 | Livres | 2 commentaires

La Perle des faussaires
Nicole Giroud
Plumitive Editions (2024)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

La Perle des faussaires Un peintre de génie

Dans son attrayant ouvrage La Perle des faussaires, l’écrivaine Nicole Giroud invite le lecteur à plonger dans l’univers intime de Han Van Meegereen, révélant les multiples facettes de cet homme, véritable héros de roman. Han Van Meegeren (1889-1947) considéré comme le plus grand faussaire de tous les temps était un créateur talentueux, un peintre de génie, un Artiste. Il sut séduire les collectionneurs et les musées avec ses œuvres sublimes. Grâce à son talent, il devint immensément riche puis passa à la postérité.

Une affinité d’âme et de talent

Ce « peintre reconnu, fêté, honoré » à seulement vingt-huit ans glissa « de statut de restaurateur à celui de faussaire s’en (s)’en apercevoir ». Mais ce n’était pas un simple faussaire. Il continua l’oeuvre de Veermer, créa les tableaux que ce dernier, mort jeune, n’eut pas le temps de peindre : « J’avais déjà peint des faux Vermeer qui avaient berné des experts, mais ce que je voulais, c’était continuer son œuvre à sa place. Créer le chef-d’oeuvre que sa mort l’avait empêché de peindre ». Il n’imitait pas Veermer, il produisait des originaux !  A la fin de sa vie, la justice ayant découvert qu’il avait vendu un tableau à Göring, il dut même prouver que ses œuvres fidèles aux techniques, aux thèmes, aux pigments du peintre n’étaient pas des Veermer !

Une parenté d’existence, de talent, de sensibilité existait chez les deux artistes : « Son monde et le mien se confondaient (…) Il avait connu avant moi l’ignorance des gens de son temps devant la grandeur de son art, la gêne, sinon des revers de fortune qui avaient fini par causer sa mort (…) ». Lorsqu’il peignit Le Christ à Emmaüs, il se sentit en osmose avec ce maître de la peinture de l’âge d’or néerlandais. Il est alors habité par Veermer, il devient Veermer : « Ce dont je suis certain, c’est que j’avais l’impression de ne pas peindre tout seul (…) j’éprouvais un contentement qui ne m’appartenait pas (…) je sentais une présence (…). Nous étions semblables, je ne savais plus si j’existais tout seul ».

 La suspension du temps

Le temps, pont impalpable entre le XVIIe et le XXe siècle, est suspendu pour ce peintre, loin des modes picturales de son époque, loin de ce surréaliste espagnol aux « femmes tordues, éclatées », morcelées, dont il n’appréciait pas du tout les œuvres !  Han Van Meegeren rayonnait d’une vitalité créative intemporelle jugée passéiste par certains critiques : « Han Van Meegeren est un peintre du passé qui ressasse des recettes éprouvées au lieu d’inventer ». Ce point de vue le désolait, lui qui avait toujours été mal aimé, méprisé, humilié, incompris par un père autocrate longtemps idéalisé, perçu comme un géant, qui déchirait chacun de ses dessins sans reconnaître leur beauté et son talent. Ayant toujours voulu plaire à son père, il voulut plaire aux critiques. Déterminé à inverser la situation, il cherchera toute sa vie à prendre sa revanche pour laver les affronts paternels : « Ce que j’avais toujours voulu c’était être aimé et reconnu en tant que peintre ». Il voulait absolument être reconnu par la critique, représentation inconsciente de la figure paternelle.

Ce peintre dit du passé qui ne prisait pas les œuvres de son époque et se rêvait maître du temps (« Les craquelures et la texture du tableau qui étaient supposées me rendre maître du temps m’échappaient, j’avais rêvé l’impossible ») sut habilement jouer avec la durée qui magnifie les tableauxL’oeuvre était dans un état de conservation admirable, l’ancienneté se voyait, bien sûr, toutes ces craquelures à  la surface étaient si émouvantes, jamais il ne s’y habituerait, il mourrait avec cette sensation du temps qui passe et détruit la beauté tout en la magnifiant ») . Il en matérialisa l’usure grâce à ses découvertes techniques sophistiquées. Ce temps effrayant (« (…) barque du Temps qui lui faisait si peur »), angoissant, s’écoulant inexorablement, joua un rôle important dans la vie de Han Van Meegeren. Le temps arrêté, immobilisé, aboli dans les tableaux. Le temps contre lequel il faut lutter : l’ingéniosité pour éviter l’anachronisme des matériaux, le temps du travail du créateur avec la longue préparation de la toile (« Je mis presque deux mois pour atteindre la couche primaire et ses craquelures d’origine »), la création picturale (« J’avais mis sept mois pour le peindre »), le temps de la vengeance : « L’heure de la vengeance approchait ».  Puis le temps de l’attente angoissante de l’arrestation, du procès, temps de l’incertitude qui fait retourner le narrateur sur son passé.

Une immersion totale dans l’univers de l’Art

Artiste enfermé dans sa bulle protectrice, se désintéressant de la politique, il a été quasiment absent de l’Histoire de son époque à laquelle il ne participa pas activement, ignorant jusqu’à la misère due aux privations de la guerre autour de lui. Il profita de l’abondance alors que les citoyens néerlandais souffraient de la faim. Mais comme le souligne son épouse « Certains disent que c’était à sa façon un profiteur de guerre. Je ne suis pas d’accord : il a profité de la stupidité des acheteurs en temps de guerre, ce n’est pas la même chose ».

Une mise en abyme des voix

Se fondant sur de nombreux documents, travaux de recherche et  témoignages, avec beaucoup de rigueur, de finesse, de sensibilité, Nicole Giroud fait revivre Han Van Meegeren, s’empare de sa vérité, de son âme. Dans une fiction bâtie sur le réel devenu roman, l’histoire d’une vie extraordinaire s’entrelace à l’Histoire, au vécu des Néerlandais pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’univers de la peinture, des collectionneurs, des critiques d’Art. Fortement imprégnée par la vie du peintre, Nicole Giroud pénètre son esprit, son coeur, les arcanes de sa psychologie complexe et donne à lire une parole vivante.  En effet,  originale instance narrative, dans une espèce de mise en abyme des voix, elle parle d’un autre comme de soi. Comme le pinceau de Van Han Meegeren  devenait celui de Vermeer, la voix de Nicole Giroud devient celle de Van Han Meegeren.  Puis à la fin de l’ouvrage, lorsque le peintre s’éteint, dans une narration à la troisième personne du singulier, l’écrivaine laisse la parole à Joanna Van Walraven, l’épouse de l’artiste, qui mieux que personne le connaissait.

L’immense travail de Nicole Giroud

– La maîtrise du lexique pictural

Dans un monologue intérieur, biographie romancée se tricotant à l’ autobiographie, c’est le peintre qui dit sa vie, son travail, son vécu, son ressenti, créant un fort effet de réel, rendant le récit dynamique, empreint même parfois de suspense. Le peintre et l’autrice s’interrogent sur la création, livrent des réflexions sur les difficultés et les angoisses qu’elle engendre, sur les souffrances des faussaires (« J’étais confronté à la grande douleurs des faussaires lorsque leur œuvre devient célèbre »), menteurs talentueux au nom jamais connu. Nicole Giroud, qui possède une maîtrise approfondie du lexique de la peinture, évoque avec une précision remarquable, digne d’une véritable experte, les techniques picturales. Elle présente les divers types de pinceaux (« Les poils employés au temps de Vermeer étaient d’une variété considérable (…). Des pinceaux en poil d’oreille de bœuf, dont l’extrémité fourchue retient si bien la peinture ; en poils de putois, courts et résistants, une peu raides ; en poils de blaireau, beaucoup plus longs ; en fourrure de martre, si douce , si fine (…) »), analyse avec sagacité les pigments, les couleurs, leurs vibrations,  les effets de lumière et de transparence, décrit de façon détaillée des tableaux qui vont à une sorte d’essence, exprimant leur puissance évocatrice, leur richesse symbolique, l’effet qu’ils produisent sur les sensibilités, spécifiant la volonté de Van Han Megereen de représenter les atmosphères, l’invisible.

La maîtrise des techniques narratives

Avançant sur la lame du rasoir, elle  montre l’ambiguïté de cet homme sibyllin, cynique, « rongé par les excès en tous genres, femmes, drogues et alcool »,  mais aussi fragile, hypersensible, touchant. Les différentes focalisations de la construction textuelle le rendent émouvant malgré ses comportements excessifs. On le perçoit dans son regard d’homme blessé où résonne l’écho de l’enfant fragile qu’il fut, et dans les yeux de celle qui l’aime se dessine toujours une tendre admiration métamorphosant le récit en un plaidoyer implicite. Le lecteur ému par l’enfant incompris et brimé ne pourra pas revenir sur ses premiers sentiments. Il est aussi conquis par le travail acharné de l’artiste, par son talent reconnu par les critiques et les amateurs d’art : « Lorsque Boon le sortit de sa caisse (le tableau), le vieil homme faillit tomber, saisi par la beauté de l’oeuvre ». Les superlatifs pour célébrer ses oeuvres abondent. L’idée que le lecteur se fait de ce grand homme fragile est subjective, induite par des portraits subtilement essaimés dans le flux de conscience du peintre, ne ralentissant pas le temps narratif, et revenant sur des éléments signifiants comme sa minceur, sa petitesse ( « J’étais petit, de santé fragile », « ma petite taille et la fragilité de ma constitution », «j’avais dix-huit ans et en paraissais à peine seize tellement j’étais fluet »…) révélateurs de la fragilité cachée de ce géant de l’Art.

Nicole Giroud maîtrise avec virtuosité les techniques narratives et les jeux de temporalité, tissant une toile littéraire riche en émotions et en tension. À travers une structuration ingénieuse et la magie de ses mots limpides, elle transporte le lecteur au cœur de l’univers pictural et explore avec finesse les méandres de l’âme d’un créateur tourmenté. Ce roman dépasse le simple récit d’une vie pour devenir une réflexion vibrante sur l’art et les dilemmes intérieurs, laissant une empreinte profonde dans l’esprit de son lectorat.

  Un autre ouvrage de Nicole Giroud

L’Envol du sari

2 Commentaires

  1. Giroud Nicole

    Merci beaucoup pour cette analyse très fouillée de ma biographie romancée de la vie de Han van Meegeren.
    Je me suis immergée dans le personnage et je n’ai pas inventé grand-chose, j’ai seulement lié les événements et les personnages.
    Si cela vous intéresse vous trouverez sur mon site nicole-giroud.fr, à la rubrique « mes Livres », les coulisses de l’ouvrage.
    Merci encore pour votre si attentive lecture!

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  2. Annie Forest-Abou Mansour

    Merci beaucoup pour ce commentaire.

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