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Un Orient onirique

1/04/2008 | Livres | 0 commentaires

La Nuit du destin
Asa Lanova

Editions Bernard Campiche, 2007
 (par Annie Forest-Abou Mansour)

Lire La Nuit du Destin, c’est entrer dans le monde magique d’Asa Lanova et parcourir un Orient suranné, émouvant et envoûtant : « Tout, ici, se confond : légende et réalité, suavité et violence, et ce passé qui s’impose au présent et qui en fait une mémoire de pierres à la fois immobile et en perpétuel mouvement » ; un pays de contrastes et d’oppositions « où le bonheur est si proche du malheur ». Le lyrisme poétiquement anachronique d’Anne, la narratrice, fait pénétrer le lecteur au coeur d’une Alexandrie mythique et passée pour traduire un présent transfiguré par le souvenir, inscrit en pleine légende, alliage du vrai et du faux : «Les lieux, malgré l’absence, font parfois de nous ce qu’ils veulent. (…) Ainsi alors que je les croyais exorcisés par ma mémoire, suis je revenue sur ces rivages où pourtant je savais ne retrouver que des bribes décolorées de mon passé. Alexandrie… ». La narratrice, qui entretient avec cette ville des rapports intenses, pense le présent à partir du passé. Elle suit les traces d’Ismaël, un jeune homme fascinant et mystérieux, l’absent intensément présent, rencontré alors qu’elle était étudiante. A cause de Laylah – femme plus âgée que lui, énigmatique, à la beauté sublime – son initiatrice et son premier amour, qui a préféré fuir à l’apparition des premières flétrissures corporelles causées par le temps, Ismaël s’est engagé dans la rigoureuse confrérie « Les Aigles d’Osiris » qui « refus(e) toute concession ». Pour l’amour de Violanta, double de Layla ( ?) « à la beauté sculpturale (…) à la pâleur fiévreuse », Ismaël tente vainement de rompre avec cette confrérie secrète. A partir de là, « il (a)soudain le sentiment que quelque chose de grave (va) se passer. Quelque chose contre quoi il ne pour(ra) rien ». Le destin est alors enclenché inexorablement. Ismaël disparaît. Anne, Negma, Violanta, Rhoda partent en quête de cet être de passage qui circule d’un lieu à un autre sans s’établir, afin de découvrir « la trajectoire de son existence ».

Deux mondes s’opposent autour d’Ismaël, le monde des femmes, figures esthétiques et bénéfiques dont les destinées lui sont liées : la tragique absence de la mère « idolâtrée », trop tôt disparue, compensée par l’amour dévoué de Rhoda, la servante aux pouvoirs occultes, Leylah, l’amante intensément aimée, Negma, « la jeune cousine que, indifférent à l’amour depuis l’abandon de Laylah, (…) il avait épousée, (…) obéissant par désespoir aux principes de l’endogamie imposés par son père », Violanta, la seconde et ultime passion. En face, le monde des hommes, mortifère et violent : le père, séducteur qui a laissé mourir son épouse de consomption, et les membres de la secte, intransigeants et omniprésents, le cou enveloppé d’une écharpe dont la blancheur exalte la personnalité, objet inutile, signe pour les seuls initiés.

Dans La Nuit du Destin, la femme est sacralisée, mythisée, le désir sublimé. C’est la femme sans enfant. Celle qui enfante en meurt (la mère d’Ismaël). L’amour idéal, violent, à l’aspect tragique et irréversible, tisse ses fils soyeux et dorés avec ceux des amours pathétiques du poème pré-islamique du « Majnûn », « Le fou de Laylâ ». Les histoires des amants s’imbriquent et se superposent. Des êtres sublimes poursuivent un amour idéal irrémédiablement voué à la rupture et à la mort. L’amour et la mort, intimement liés, ne se combattent pas, ils sont même nécessaires l’un à l’autre : « pour que l’amour demeure sans dégoût, il faut que la mort l’achève au plus fort de sa flamme ». Un amour trop beau, trop intense ne peut que disparaître : « Le plus bel amour n’est il pas celui qui, à peine réalisé, est brutalement interrompu ? ». Toutes les émotions, tous les sentiments sont exacerbés, excessifs, intenses. Ainsi, Asa Lanova voue une prédilection pour les états paroxystiques : le «visage exalté » de Violanta, sa « pâleur fièvreuse », la « passion irrationnelle » qui la lie à Ismaël. Il y a toute une esthétique de la rupture chez elle, avec ces femmes consumées par une brûlure intérieure, belles mais pâles, et dont la rougeur des lèvres évoque le gardénia.

L’écriture d’Asa Lanova sollicite tous les sens. Elle emprunte à la peinture en jouant sur la lumière : « je voyais scintiller au soleil, à ses poignets, une dizaine de bracelets d’or ». Les mains de Rhoda décorées de « poissons vert-de-gris (…) agités de tressaillements » se transforment en substance picturale. Le corps de la femme devient objet d’art. Rhoda se métamorphose en une « statue de basalte ». L’ouvrage est aussi parcouru par les parfums, «elle m’avait fait penser à la fleur, d’une pureté incomparable, du gardénia, peut être à cause de ce parfum qui émanait d’elle et qui, tout en rappelant la senteur de cette fleur, pouvait être une exhalaison naturelle de sa chair ». La femme, notée à travers des sensations de parfum, secrète des fragrances naturellement agréables, dépourvues d’artifice : c’est la femme-fleur au parfum inoubliable et enivrant. Les mythes de la femme orientale, de l’Orient, l’attrait du désert (« Ce désert qui révèle la suprématie de la Grâce… »), chers à Baudelaire, Nodier, Nerval… hantent la pensée de la narratrice. Asa Lanova, influencée par la littérature du XIXe siècle, donne à voir, avec une écriture soignée d’esthète, un Orient total de rêve emporté par les «tourbillons de poussière ocre, (les) grands ciels que cisaille le vol des faucons, (les ) quartiers de brique rouvieuse. »

Et sous l’Egypte contemporaine, l’Egypte ancienne ressuscite.
Le télescopage des souvenirs de l’Egypte antique ancrée dans une sagesse immémoriale dotée de forces occultes et de l’actuelle Egypte entraîne le lecteur vers un Orient mythique et onirique rempli de contrastes et de contradictions. Dans ce roman, véritable poème en prose élégiaque, l’écriture procède par fusion des contraires (« Bien-aimée, exécrable Alexandrie »). Dominée par le besoin d’exprimer l’inexprimable, Asa Lanova, écrivain à la sensibilité exacerbée, recherche l’épithète rare, la quintessence mallarméenne, sans snobisme ni grandiloquence. Avec elle, tout possède un caractère précieux et lumineux. Vibrant sous sa plume, les mots recréent le réel et permettent l’accès à la Beauté.

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