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La Mémoire des tissus

4/05/2013 | Livres | 1 commentaire

 

La Mémoire des tissus        
Gérard Figuié et  Oussama Kallab
Marshmallow Graphics sarl (Réédition, 2013)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

    Livre gérard Figuié.gifLe colonel français Gérard Figuié, chevalier de la Légion d’Honneur, officier de l’Ordre National du mérite ayant  occupé plusieurs postes à responsabilités au Liban  et Oussama Kallab, architecte libanaise, membre du comité de rédaction de la revue Liban souterrain ont vécu une extraordinaire aventure  humaine et scientifique les plongeant dans un passé vieux de sept siècles. Ils retracent cette aventure dans La Mémoire des tissus,  un ouvrage bien documenté, d’une grande qualité scientifique mais aussi esthétique, à la faveur  de riches illustrations et d’un papier glacé véritable plaisir pour le regard et le toucher.
    En 1989, en pleine guerre,  dans la vallée de la Kadisha,  dans le Nord du Liban, à 1400 mètres d’altitude,  « des équipes de Groupe d’Etudes et de Recherches Souterraines au Liban (…) tent(ent) de retrouver les traces d’un mystérieux ‘Patriarche de Hadath’ du XIIIe siècle ». Suite à des recherches,  huit corps de femmes et d’enfants, qui s’étaient réfugiés dans la grotte, Mgharet Aassi El Hadath,  difficile d’accès pour échapper aux viols et aux massacres des  Mamelouks, parfaitement conservés grâce aux bonnes conditions climatiques des lieux sont trouvés : « enfouis à faible profondeur des corps de femmes et de fillettes plus ou moins bien momifiés naturellement par les conditions climatiques exceptionnelles des lieux (sécheresse), portant tous leurs habits et enveloppés de linceuls ».  Les vêtements  de ces paysannes de la montagne  libanaise sont intacts. Ce sont des trésors socio-culturels, économiques,  historiques,  inestimables. En effet, « les tissus du XIIIe siècle parvenus jusqu’à nous sont très rares au Liban ». En outre, seuls les grands de ce monde intéressaient les chroniqueurs de l’époque.  Les vêtements portés par le peuple étaient ignorés.  De plus, il n’existait pas d’histoire des tissus au Liban. Les vêtements de ces femmes et de ces enfants sont donc un témoignage précieux  sur une société rurale, riche de traditions, de superstitions : « La superstition, solidement ancrée dans les mœurs de l’époque, (…) incitait à dissimuler dans (l)a ceinture ou (l)es vêtements, des talismans d’inspiration religieuse ou magique, enfermés dans de petites pochettes de cuire ou de toile ». Les vêtements, les bijoux retrouvés «  apportent un éclairage nouveau quant à l’histoire médiévale du Mont-Liban ». La Mémoire des tissus  fait revivre  la vie de ce petit village  du XIIIe siècle. Les  dessins réalistes et délicats des femmes et des fillettes revêtus de leurs beaux atours et de leurs bijoux, chacune dotée d’un prénom,  rendent aux momies leur poids de chair, leur corporéité. Les illustrations scientifiques concrétisent et actualisent l’existence passée. De la mort naît la vie. De ces momies naissent des tableaux vivants, colorés, parfumés. Les odeurs de laurier, de baume ont  en effet traversé les siècles.   La mode féminine d’alors est révélée.  La femme chrétienne « enveloppait sa tête et sa chevelure dans un long voile rouge qui la protégeait des intempéries et du regard des inconnus qu’elle pouvait croiser sur sa route », les fillettes portaient une coiffe nouée sous le menton et un bandeau assorti.  La coupe des robes  composée de « huit pièces de tissu plus ou moins rectangulaire », la qualité du tissu, du coton, filé à Tripoli, tissé à Balbeck, le jeu des couleurs  des broderies,  le marron, alliance  de la noix de galle, des feuilles et de l’écorce de noix, le rouge extrait de la garance, le bleu, de l’indigo, le noir issu de l’écorce de grenade, « teintures végétales cultivées dans la région», sont décrites. Les femmes chrétiennes ne portent ni jaune, ni vert. A cette époque, le jaune était réservé aux Juifs, le vert aux musulmans. L’égalité entre les classes sociales n’existait pas, les femmes aisées du village portaient des robes un peu plus cossues, en soie, « fibre de luxe très recherchée et donc onéreuse ».  Même « dans la mort comme dans la vie, toutes ne s(…)ont pas égales ». La servante est inhumée à l’écart sans « clef en bois symbolique par-dessus son cadavre ».   Ces nombreux éléments disent une partie de la vie au Liban, en donne le sens et ouvre au lecteur des perspectives sur une société désormais disparue, mais dont les influences subsistent inconsciemment dans la mémoire collective.    

    La Mémoire des tissus est un témoignage ethnographique extraordinaire où se mêlent des considérations scientifiques, techniques, historiques et esthétiques.  Il s’agit d’une enquête méthodique, rationnelle,  dotée d’une observation rigoureuse faisant  revivre toute une facette effacée d’un petit village du Mont-Liban  du XIIIe siècle où vivent actuellement environ huit cents chrétiens maronites. Gérard Figuié, ce passionné du Liban, partageant sa vie entre ce pays et la France,  qui a travaillé avec des experts du Louvre et de l’Atelier des Tissus anciens de Lyon pour nettoyer, analyser, ranger les tissus découverts, a grandement permis à la recherche archéologique et anthropologique de progresser. Malgré les tensions larvées  dans un Liban longtemps en guerre, la culture est toujours vivante. Beyrouth n’est-elle pas la capitale du livre ?

1 Commentaire

  1. jtr

    la quête ethnographique de cette « mémoire des tissus » semble être passionnante à entreprendre si l’on en croit l’analyse quasi exaltée d’Annie Forest-Abou Mansour. Madame Forest nous livre en effet un décryptage tellement affiné de cette étude, qu’on dirait que les tissus ont été étudiés avec un microscope à « effet tunel » pour mieux en sublimer la puissance mémorielle. Bravo Madame pour votre synthèse juste et enivrante.
    Un détail cependant : on peut regretter, et on le devrait d’ailleurs, que l’auteur ait utilisé du papier glacé, « véritable plaisir pour le regard et le toucher » selon les termes mêmes de l’analyste. Mais, dans la recherche de cette ultime perfection des sens, n’a-t-on pas ignoré ou oublié l’écologie ? Le rendu aurait peut-être été moins beau avec un papier recyclé, mais ô combien plus louable pour les amateurs de beaux livres doublés d’une conscience verte.
    Une fidèle amie du blog de Madame Forest

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