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La Liqueur d’aloès

7/11/2015 | Livres | 1 commentaire

 

La Liqueur d’aloès   
Jocelyne Laâbi   
Editions de la Différence (2015)

 

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image liqueur.jpgJocelyne Laâbi, l’épouse du poète et défenseur des droits de l’Homme Abdellatif Laâbi, écrit avec le filtre du temps et de la distance dans La Liqueur d’aloès le récit de sa vie, de ses luttes, de son amour pour « son » pays, le Maroc (« C’est mon pays ») emporté par le colonialisme d’abord puis par les violents troubles politiques et sociaux des années 1970 dus à la dictature royale. Au récit à la troisième personne de son enfance à Lyon puis au Maroc succède le discours à la première personne de l’adulte, qui a combattu pour défendre les prisonniers politiques enfermés, torturés dans les sinistres geôles marocaines. Dans ce récit s’intercalent des lettres écrites par la narratrice à son géniteur décédé, à son mari prisonnier, des lettres de ses enfants souffrant de la séparation d’avec leur père. Le point de vue de l’adulte remplace celui, innocent et parfois naïf, (à propos des bidonvilles : « Elle avait essayé d’imaginer une maison dans un bidon. Rien à faire ») de la petite Jocelyne.

   La fillette aux ongles rongés enduits de liqueur d’aloès, (« Doux-amer de ce mot ») vit à Lyon auprès de son père, Louis, homme pétri de préjugés, son dieu, cependant, qu’elle admire, de sa mère, Marcelle, longtemps silencieuse et discrète, et de son frère Robert. Puis la famille s’installe au Maroc, pays lumineux, esthétique, poétique aux yeux de l’enfant éblouie : « Volubilis et ses ruines romaines / Une journée de merveille absolue. Elle en dégustait chaque minute, car chaque minute la haussait d’un degré dans l’ivresse. Cela commençait avec les agaves qui bordaient la route (…) Les aloès étaient beaux, grands verts et brillants, ils jaillissaient de l’aridité de la terre et semblaient s’en nourrir ». Jocelyne aime ce pays aux nombreux contrastes, sa population chaleureuse, généreuse, accueillante : « Là je me suis forgé une conscience, là j’ai appris le refus. Parce que son odeur, le volubilis, les jacarandas le long des remparts rouges. Le chergui suffocant et la pureté trompeuse de son ciel. Parce que la simplicité de ses hommes, la chaleur de ses femmes (…) » Son point de vue se superpose à celui de son père. Pour elle, au début, les clichés et les préjugés racistes de Louis (« Les Arabes (…) sournois, menteurs, voleurs – ‘et cossards’ ») sont la norme. Aveuglée par l’amour qu’elle porte à son père et par sa jeunesse, elle ne se pose pas de questions. Puis progressivement elle découvre le réel et le vrai visage de son père : « Son dieu de petite fille s’effritait sous ses yeux comme s’il se griffait lui-même pour détruire par pans entiers la statue qu’elle avait édifiée de ses mains et qui ne ressemblait plus à son père ». Le doute s’installe. Elle prend conscience de sa chance d’avoir vécu au Maroc : « Que serait-il advenu de moi si nous étions restés à Lyon, si je n’avais connu ni Juifs ni Arabes ? Peut-être t’aurais-je cru sur parole ». A la faveur de sa situation, elle comprend que les clichés sur les Arabes et les Juifs s’inscrivent dans un discours absurde. Puis son amour pour un Marocain l’embarque dans l’aventure de son pays, la lutte délicate, dangereuse pour la liberté, la justice et la démocratie après des années d’espoir, d’enthousiasme et de bonheur : « Bouillonnantes, passionnantes, années soixante. Rabat rêvait au rythme de ses étudiants qui animaient les terrasses des cafés de leurs conversations ardentes. Garçons et filles mêlés, Marocains, juifs, musulmans, Français de toutes confessions ou sans aucune, confondus dans une même ferveur (…) ».

   La Liqueur d’aloès se caractérise par sa dimension autobiographique, littéraire avec ses nombreuses descriptions visuelles, olfactives, auditives, mais aussi sociale et historique : à la posture colonialiste au regard hautain et supérieur qui s’imaginait prétentieusement indispensable succède la vision du Maroc indépendant (« Si le Maroc était indépendant désormais, rien ne semblait avoir changé – les ascenseurs marchaient toujours – » souligne avec humour la narratrice), puis celle de la dictature du régime politique élément catalyseur de l’immense solidarité des opposants intellectuels et de leurs familles.  Dans cet ouvrage émouvant à l’écriture dense, poétique, lyrique, où passé et présent alternent, le lecteur découvre l’histoire du Maroc des années coloniales et post-coloniales et l’amour de la narratrice pour ce pays « aux senteurs mêlées de marée, de menthe et gorgées de fruits ». La Liqueur d’aloès est le magnifique témoignage d’une femme qui connaît le Maroc de l’intérieur. Dans cet ouvrage, le lecteur ne sombre pas dans l’exotisme, dans la surface clinquante de l’Ailleurs, il s’ouvre à l’Autre, à sa culture, en un mot à l’altérité.

1 Commentaire

  1. Hélène Mathieu-Venard

    A travers cette chronique transparaît la beauté fascinante du Maroc, une invite à la re-découverte de cette terre magique, comme de sa dimension historique à travers le livre. Et oui, quelle richesse de connaître Juifs et Arabes !