Je me suis probablement perdue
Sara Salar
Traduit du farsi par Sébastien Jallaud
Edition des femmes Antoinette Fouque (2024)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une écriture novatrice constituée de non-dits
Dans Je me suis probablement perdue de Sara Salar, l’univers romanesque explose faisant pénétrer le lecteur dans la subtilité et la complexité psychique d’une jeune iranienne de la classe moyenne, dépouillée d’identité. Le lecteur sait simplement qu’âgée de trente-cinq ans, mère de Samyar, un garçonnet de cinq ans, elle est mariée à Keyvan, très souvent parti en mission. L’écriture novatrice, originale, constituée de non-dits de Sara Salar immerge le lecteur dans les états d’âme du personnage, requérant sa complicité et sa perspicacité.
Une écriture fragmentée
Un flux de conscience tricote le passé et une journée de septembre d’une jeune femme suivie dès son réveil dans son montone et plat quotidien, chez elle et dans les rues de Téhéran. L’écriture vagabonde, fragmentée, rythmée par les mouvements de la pensée, par l’inspiration du moment donne l’illusion réaliste de la spontanéité, de l’improvisation. Par l’intérmédiaire de ses sentiments contradictoires, de ses idées décousues sautant du passé au présent, révélées non seulement par le sens mais aussi par les points de suspension, matérialisation des « sauts et gambades » (1) de la pensée en train de se faire (« Je presse le bouton de la télécommande jusqu’à ce que les loquets de la porte soient tous descendus dans leur trou… cela se passait toujours comme ça. A chaque fois je me disais, c’est maintenant ou jamais, monsieur Razavi, notre professeur de mathématiques (…) »), de son discours immédiat à la première personne, de ses souvenirs d’échanges avec son psychiâtre, de ses dialogues passés avec Gandom, amie rencontrée « au lycée, à Zahedan », la ville de leur enfance, sa vision du monde, de la vie, de la société iranienne et surtout son mal être se révèlent subtilement.
La traversée d’une crise existentielle
La jeune femme solitaire traverse une crise existentielle. Dépossédée par moments d’elle-même, ne sachant plus véritablement qui elle est dans une réalité imprévisible (« Il faut croire que cette journée a tout décidé à mon insu… ») qu’elle ne maîtrise pas vraiment, elle est perdue. Est-elle une bonne mère ? Ressemble-t-elle physiquement à Gandom comme le dit son entourage, « lorsque je souris, je suis belle comme Gandom, mais je me réponds immédiatement que c’est impossible… » ? Dépourvue de confiance en elle, elle ne le croit pas. En fait, Gandom ne serait-elle pas son double imaginaire ? La femme qu’elle n’ose pas être ? Engluée dans les conventions sociales, elle la condamne, mais inconsciemment elle semble vouloir devenir cette femme libre et libérée : »Peut-on devenir Gandom sans s’en rendre compte ? ». Par son monologue intérieur, par les réminiscences de ses échanges avec son psychiâtre et avec Gandom, elle tente de cerner ses désirs, de répondre à ses nombreuses questions restées sans réponses.
Gandom : l’attraction et la répulsion
Prise dans les embouteillages des rues de Téhéran battue par la pluie, elle pense à Gandom, hantée (« Il était convenu que je ne penserais plus jamais à Gadom et voilà que… cela fait combien de temps maintenant ? …Gandom en rêve, Gandom en pensée… »), obsédée, fascinée par cette jeune femme admirée et rejetée tout à la fois. Il y a huit ans, elle « a coupé les ponts avec Gandom », adolescente puis femme audacieuse dotée d’une grande liberté d’esprit, d’une personnalité opposée à la sienne. L’attraction et la répulsion se mêlent en elle, mais à la fin de la journée, le désir de la retrouver l’emporte.
La recherche de son moi
En constant décalage avec la réalité, avec elle-même, elle recherche son moi authentique, le faisant parfois dialoguer avec le « je » de la première personne, le sujet pensant : « Je me demande : ‘J’y vais ou j’y vais pas ?’. Mon moi me dit : ‘Il n’y a pas de question plus stupide…’. Je réponds : ‘Je sais’ « . Il y a celle qu’elle est, mais qu’elle ne connaît pas vraiment (« Je me dis :je ne me connais pas, tu ne me connais pas, il ne me connaît pas, nous ne nous connaissons pas, vous ne me… »), celle qu’elle voudrait être l’espace d’un court instant (« Je commence alors à penser un petit peu, à penser que finalement ce ne doit peut-être pas être si terrible d’être invitée à des soirées vulgaires et de faire semblant d’être amoureuse…mais moi je ne pourrais jamais faire faire semblant, il ne faut pas que ce puisse être moi…. ») et l’image renvoyée aux autres (« Keyvan a confiance en moi. A l’en croire, il a épousé la fille la plus vertueuse et la plus modeste de l’université », « Cette fois-ci, il faut que je le lui dise qu’il se trompe, que je ne suis pas la personne qu’il croit que je suis (…) »). Il existe un progressif hiatus, un éloignement entre elle, écartelée entre ses différents moi, et celle qu’elle croyait être. Le thème de la recherche de l’identité circule dans tout le roman comme l’annonce le titre, révélateur de cette confusion identitaire. Cette jeune femme errant dans l’incertitude tente de se définir dans l’univers complexe qu’elle habite.
L’évocation de la société iranienne
Derrière les pensées, les réminiscences de la narratrice, se révèlent par petites touches délicates sa vie, la société iranienne des années 2000 où une certaine liberté a été retrouvée, la musique n’est plus prohibée (« la musique (…) celle-là même qu’il fallait alors écouter en cachette tandis qu’aujourd’hui plus rien ne nous retient »), la condition de la femme a quelque peu évolué comme le prouve le commentaire sur la tenue des étudiantes : « Une fille avec un jean court et un t-shirt au ras du nombril … de mon temps on ne portait pas ce genre d’habits à l’intérieur du dortoir… ». Mais de nombreuses contraintes politiques, sociales, culturelles subsistent. Le jour précédent, « à l’aube, huit condamnés à mort (ont été) pendus dans la prison d’Evin… ». L’homme joue toujours un rôle protecteur et décideur dans cette société patriarcale. Sans s’apesantir, la narratrice dévoile sa vie de femme pouvant résonner chez bon nombre de ses compatriotes avec la rapide référence à sa nuit de noces (« L’une des plus pénibles nuits de mon existence fut la nuit de mon mariage »), aux violences congugales. Son oeil tuméfié, les ecchymoses sur ses bras mentionnées en passant à travers un geste (« les bleus qui couvrent mon bras deviennent visibles »), sans s’attarder, sans en révéler la cause, disent la femme maltraitée. Les constants appels téléphoniques importuns dénoncent un conjoint exerçant un pesant contrôle sur elle. L’assiduité de Mansur (l’associé et le meilleur ami de son mari) auprès d’elle, courtisan aspirant à ses faveurs, son aide continue et non désirée, ses déclarations d’amour incessantes mettent en lumière l’homme pour qui la femme est une mineure, un simple objet de désir et de plaisir. Les remarques au détour des réflexions de la narratrice dénoncent la violence sociétale : « Le voisin qui a violé l’enfant de sept ou huit ans de l’étage au-dessus, le père qui a étranglé son fils, la femme qui a assassiné son mari, la fille qui a fugué de chez elle, la mère que son fils a… », la misère, le travail des enfants issus des classes populaires (« j’aperçois un petit garçon de dix ou douze ans qui monte la pente en tirant à la force de ses bras une brouette remplie de pains. La brouette butte contre une pierre et se renverse, les paquets de pains se répandent sur le sol. Le garçon épouvanté remet à toute vitesse les pains dans la brouette et redouble d’efforts pour lui faire monter la côte »). Les messages, les réflexions, les constats politiques de l’animateur de la radio écoutée durant les trajets en voiture (« Le présentateur du journal dit : alléguant que les actions atomiques de L’iran sont trop floues, les Etats-Unis sont d’avis qu’il faut décréter de nouvelles sanctions contre la République islamique… »), ses idées préconçues sur les femmes (« L’animateur du programme familial dit :’ Avoir un enfant avant d’avoir éprouvé l’instinct maternel n’est pas nécessaire, car de toute façon, une femme est une mère par essence…’ « ) témoignent de la réalité, des mentalités et de l’idéologie iranienne. La narratrice dit les choses de manière indirecte, voilée, parfois même avec humour, créant une complicité avec le lecteur en faisant naître son sourire : « les trois voitures sont toujours collées les unes aux autres au milieu de la chaussée…si la police des moeurs voyait une chose pareille qui sait ce qu’elle ferait… ». La jeune femme qui se définit comme peureuse est aussi moqueuse, rieuse, pas aussi sérieuse qu’elle n’en a l’air : « J’éclate de rire. Mince, je suis une vraie peste d’avoir ri à ce moment pareil, et si bruyamment« . Son rire salvateur et libérateur, ses rêveries révèlent son amour de la vie, son aspiration à la liberté : « Si Keyvan s’était levé sans prévenir et m’avait vue, les écouteurs sur les oreilles, en train de danser dans le salon plongé dans la pénombre, qu’aurait-il dit ? S’il m’avait vue tournoyant sur moi-même, balançant mes cheveux d’un côté et de l’autre, roulant mes épaules, contorsionnant mon dos, exécutant une si belle danse, si belle que je n’arrivais pas à me reconnaître (…) ». Gandom n’est pas loin, tout comme l’écrivaine n’est pas loin de la narratrice ! Le rêve favorise l’accès à la liberté et brise les chaînes de la réalité. L’écriture poétique permet alors de plonger dans l’émotion et l’imaginaire dans des descriptions tricotant réel et chimères.
Le poétique derrière le réalisme
Saisissant en direct la vie psychique de la jeune femme, le lecteur suit ses déambulations et perçoit les scènes, les lieux sur lesquels s’arrête son regard. L’écrivaine permet de découvrir la ville, « le ciel de plomb de Téhéran », ses différents quartiers s’attardant avec sensualité, gourmandise et poésie sur l’esthétique des restaurants, « Les restaurants couleur moutarde qui s’échelonnent à flanc de montagne comme les étages d’un gâteau, avec leurs créneaux laiteux, leurs tables et leurs chaises chocolat, leurs lampions rouges, verts, jaunes et orangés, allumés même en plein jour, et entourés de banquettes, de samovars et de narguilés… », sur les différents arômes et odeurs s’entremêlant, flottant dans l’air : « l’odeur du kebab, l’odeur des tomates à moitié brûlées, molles, fondantes, juteuses, l’odeur de l’eau, l’odeur de la poussière, l’odeur des arbres, l’odeur du narguilé, l’odeur des nuages, l’odeur du vent, le vent qui s’engouffre lentement sous mon tchador et sous mon manteau… ». Le contraste entre les sensations matérielles faisant appel au goût, à la vue, au toucher, et immatérielles, le tangible et l’intangible se tissant, la répétition du mot « odeur« , rythmant le texte, créent toute une atmosphère onirique et poétique. Ces fulgurantes notes poétiques permettent à l’héroïne du roman et au lecteur de se libérer de l’oppressante réalité.
Cet ouvrage à la pensée fragmentaire, à la structure éclatée, magnifiquement traduit par Sébastien Jallaud, est un véritable exercice de liberté. Une belle mise en lumière de la créativité et de l’audace de Sara Salar.
(1) Clin d’oeil à la phrase connue de Montaigne dans le chapitre « La Vanité » : « J’ayme l’alleure poétique à sauts et à gambades ».
Merci à toi