Ici meurent les loups
Stéphane Guyon
Edition de la Différence
Noire/ La Différence (2015)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Ancré dans un univers campagnard désolé, inquiétant (« il découvrait le monticule et sa nature monstrueuse, menaçante … ») quasiment atemporel, pouvant se situer aussi bien au XXe qu’au XXIe siècle, Ici meurent les loups de Stéphane Guyon promène le lecteur dans une société où dominent la solitude, l’incompréhension entre les êtres.
Trois frères dont les prénoms riment et chantent à la faveur d’assonances en « a », « i » et « as », Stanislas, Matthias, Ladislas, – liens de sang et de sons avec cependant une fracture sonore pour le nom du second adolescent, la syllabe « las » s’effaçant au profit de « ias », – n’arrivent pas à échanger. Un seul objectif les unit : fuir leur village, (« Même s’ils s’y prennent différemment, au fond ils cherchent la même chose. Ils veulent se débarrasser de ce lieu, vivre ailleurs »), leur famille, un père facilement irritable, violent, incapable de dialoguer avec ses enfants, une mère effacée qui, cependant, malgré son silence, observe et comprend : « Tu ne devrais pas hésiter à me demander. Une mère finit toujours par découvrir les choses qu’on lui cache ».
Eloignés du village, en contrebas d’une butte, dans une cabane, vivent une jeune fille, dépourvue de prénom, et son frère Samuel âgé de neuf ans. Depuis la mort accidentelle de leur mère, le départ de leur père anéanti par cette tragédie, ils vivent dans une déréliction totale, envahis d’amour l’un pour l’autre, mais aussi d’angoisse. Un homme les surveille du haut du tertre dans un jeu de cache-cache inquiétant. Qui est-il ? Pourquoi les observe-t-il ? Que leur veut-il ?
La multiplication des personnages focalisateurs, leurs différents points de vue font pénétrer le lecteur dans des consciences souvent tourmentées, des ressentis impétueux, douloureux, un mal être perturbateur. La violence s’impose comme si elle s’inscrivait dans la logique des actions. Le narrateur constate des faits qui souvent figent le temps, annoncent le malheur : « A l’instant de la détonation, (…) Stanislas sut que cette seconde balle interrompait le cours des choses – l’oiseau mit une aile de travers, entama sa chute, bec le premier, ses plumes claquant au vent avant de heurter le sol dans un bruit mou ». Cette mise à mort d’un animal innocent est une mise en abyme du meurtre de la jeune fille pure, belle, tendre, amoureuse de Ladislas. Dans cet ouvrage, l’innocence est bafouée, maltraitée, assassinée. Comme l’expliquait Hobbes, « L’homme est un loup pour l’homme ». Beaucoup de personnages portent en eux la violence. Surtout, tous sont irrémédiablement seuls. L’oncle des trois adolescents n’a plus, comme unique contact avec son épouse inaccessible, que le bruit de la gouge sur la pierre qu’elle sculpte. Puis la surdité l’isole totalement : « Je deviens sourd, dit-il en soupirant. C’était la seule chose qui me restait et elle me file entre les doigts. Bientôt, je ne pourrai plus l’entendre travailler la pierre ». Toute communication est vouée à l’échec. Le silence concrétise cette absence d’échanges : « Mesurant l’étendue du silence qui régnait désormais entre eux, Stanislas leva les yeux… ». En outre, dans cet univers éprouvé, les coupables ne sont pas punis. La fin de l’histoire ne laisse pas présager un avenir meilleur dans cette campagne lointaine. Tout semble figé, englué dans la fatalité. L’absence de prénom de la jeune fille, son anonymat sortent l’histoire du cadre particulier des faits divers. Les personnages deviennent des sortes d’essence émotionnelles transmettant la constante de l’humaine condition à travers les âges et une vision pessimiste de la société.
Dans Ici meurent les loups, les ingrédients du roman noir (violence, sexe, pessimisme) sont distribués avec subtilité. Cet ouvrage n’est pas seulement unroman noir, c’est aussi un roman psychologique où les êtres se meuvent dans un monde désenchanté, où ils deviennent la proie de l’Autre. Leurs monologues révèlent leurs pensées, leur ressenti et aussi leur solitude. Les rares dialogues au langage familier se tricotent avec une écriture poétique. Les adjectifs, les comparaisons donnent à voir un monde souvent angoissant, sombre, mais parfois aussi une nature vibrante de légèreté, animalisée : « Autour d’eux, comme émergeant du sol, s’élevaient çà et là des lianes de brume qu’ils traversèrent sans rien perturber de leur immobilité diaphane, cotonneuse, avec sous leur pas ce bruit de succion comme si la terre elle-même lapait, déglutissait les dernières gouttes de rosées que le soleil lui cédait ». Le roman noir considéré par certains comme un sous-genre atteint avec Stéphane Guyon toutes ses lettres de noblesse : il est tout à la fois roman psychologique, roman d’amour, roman sur l’incommunicabilité entre les êtres, tragédie de la solitude…
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