Histoires d’amour
Alberto Moravia
Flammarion, 2000
nouvelles inédites traduites de l’Italien par René de Ceccatty ( I racconti, volume secondo, 1952)
(par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans l’ensemble des nouvelles, Histoires d’amour, écrites entre 1927 et 1951, traduites en français seulement en 2000, nous retrouvons le Moravia (1907-1990) des Indifférents (1929). Et, comme dans ce roman, un malaise s’empare du lecteur confronté à un univers rarement lumineux et à des êtres médiocres, mus par le désir. Il aurait été plus judicieux d’intituler ces nouvelles Histoires du désir. En effet, un désir constant, impérieux, rarement satisfait envahit et perturbe les personnages moraviens. Ce désir nuit à la communication et fait naître l’incompréhension entre l’homme et la femme. Dans Lune de miel, lune de fiel , l’intimité existe entre Simona et Livio, camarades du parti communiste, mais pas entre les deux jeunes époux. Et Giacomo ressent une forte jalousie à l’égard de cette complicité, inexistante entre lui et son épouse.
Outre le malentendu, le désir conduit même parfois au dégoût et à la nausée. La conception moravienne du désir s’apparente alors à celle de Sartre chez qui le désir est conçu comme visqueux, enlisant la liberté. En effet, dans Histoires d’amour, la technique narrative adoptée privilégie le point de vue unique d’un narrateur (masculin dans treize des quatorze nouvelles) pour qui l’amour, la sensualité sont toujours connotés négativement. Par exemple, dans L’officier anglais, (p.310) » une infecte terreur » est dite » gluante comme l’odeur de l’amour « . La synesthésie est révélatrice. La sensualité » salit tout » (p.188). Elle est mortifère : Lorenzo (p.279) » éprouv(e) une faim triste qui lui sembl(e) de la même nature que le désir pour sa femme. Faim et désir sexuel croiss(ent) impérieux sur fond de désespoir, pens(e)-t-il, ils s’en nourrissent à vrai dire. Comme s’il n’eût été qu’un corps inanimé et sans volonté et que ses désirs eussent poussé en lui comme les poils de barbes sur les cadavres « . La sexualité est triste, perturbatrice, appauvrissante, effrayante. Il existe tout une ambivalence freudienne chez Moravia. Une femme, à la fois aimée et haïe, attendue et repoussée transparaît dans quasiment toutes les nouvelles. L’attraction et la répulsion s’affrontent constamment. De surcroît, les êtres subissent leur inconscient, ne peuvent résister à leurs pulsions. » C’est plus fort que moi « , s’écrie Monica dans La solitude (p.77) . » C’était au dessus de mes forces » affirme le narrateur de La soirée de Don Juan .
L’univers moravien des Histoires d’amour est dévalorisé. Les êtres qui le hantent, malgré un statut social élevé (des bourgeois : avocats ) sont des fantoches. La vision que Moravia propose des êtres humains n’a rien de sublime. La médiocrité de leur vie, leur sexualité obsessionnelle plongent le lecteur dans un univers morbide, impur, trompeur. Une observation attentive révèle constamment leurs imperfections, leur aspect moral ou physique décevant. La femme, objet du désir, à première vue semble belle, mais très vite cette beauté est ternie : elle a des » yeux grands, mais inexpressifs » (p.103), » de splendides cheveux blonds « , mais » un groin de porc » (p.115). Un détail vient toujours miner la beauté. De surcroît, la femme est souvent agressive, violente, hargneuse. La maîtresse de Sandro a » un aspect belliqueux » (p.133), » ses narines frémiss(ent) comme celles d’un chien qui va mordre « . Les références animales abondent dans les descriptions féminines. Et la femme est loin d’être la belle gazelle de la poésie arabe ! Elle a » quelque chose d’une guenon » (p.272). Elle possède » un museau de chèvre : une chèvre douce, folle, un peu obscène » ou bien encore » elle est une jument mal domptée » (p.193). Nous comprenons la colère des féministes italiennes qui accusèrent Moravia de misogynie après la lecture de ses premiers ouvrages.
Cependant cette négativité concerne aussi les hommes et les décors. La même technique descriptive circule d’une nouvelle à l’autre. De loin, un vernis brillant semble recouvrir le réel. Mais de plus près, ce réel se révèle médiocre, terne, sordide. La villa des Malinverni est » une construction solide et cependant sinistre : murs gris décrépis, volets délavés, jardin étriqué ( ) » (p.100).
Les bourgeois et leur univers sont mesquins. Mais les prolétaires décrits par l’intellectuel communiste qu’est Moravia, eux-mêmes n’échappent pas à la règle. Ils sont de surcroît effrayants, répugnants. Et eux agissent sous l’emprise d’une autre forme de désir : celui de se nourrir, de se vêtir par n’importe quel moyen pour survivre.
Immobilisé dès l’âge de neuf ans par une grave tuberculose osseuse, le jeune Moravia vit une enfance et une adolescence ternes et ennuyeuses. Ses premières oeuvres (il commence à écrire en 1925) concrétisent cette médiocrité. Il est intéressant pour le lecteur de suivre l’évolution, la transformation de son écriture et de ses thèmes au fil de ses nouvelles et de ses romans. Il est passionnant d’en étudier les constantes et les variantes. Si vous connaissez Moravia, si vous l’appréciez, lisez Histoires d’amour.
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