Gina
Maria Climent Huguet
Traduit du catalan par Carmen Fernandez Montava
Edition des femmes Antoinette Fouque (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un récit à la première personne
Gina, originaire du sud de la Catalogne, personnage éponyme du récit à la première personne de Maria Climent Huguet, a été une fillette sage, introvertie, dépourvue de confiance en elle. Bientôt trentenaire, elle mène encore un peu la vie d’une adolescente. Mais après avoir appris qu’elle souffre d’une sclérose en plaque, elle ressent brutalement « un sentiment d’urgence. De grande urgence ». Elle comprend qu’elle doit organiser sa vie différemment, la mener comme elle l’entend et non pas la brader, tant qu’elle en a encore la possibilité. Elle abandonne donc soudainement son travail, où elle se sent « esclave durant huit heures par jour », et son compagnon Fran, « à l’étrange beauté », un musicien doté de «la plus belle voix masculine du monde » . Elle reprend une thérapie abandonnée quelques années plus tôt, entamée alors qu’elle avait dix-neuf ans, avec Franziska, pittoresque psychothérapeute d’origine allemande, au prénom à l’attaque sonore identique à celui de son compagnon. Prénom de la thérapeute, plus long, complément peut-être symbolique de ce que n’a pu apporter l’homme aimé. Aussitôt après avoir abandonné Fran, Gina retrouve d’emblée, par hasard, sa thérapeute, espèce de substitut de son compagnon. Franziska tient une place importante dans l’existence de la jeune femme qu’elle éclaire et illumine. Gina se comprend mieux et comprend alors que sa vie est « une affaire sérieuse », dépendant d’elle seule. Elle décide de la prendre en main et de s’ouvrir aux différents possibles.
Une narration non linéaire
Des flux de paroles, de pensées, de réflexions, de sensations coulent, les états d’âme important davantage que l’intrigue, dans une narration non linéaire faite d’allers-retours entre le présent et le passé, entre les souvenirs (« L’un de mes premiers souvenirs d’enfance », « je me souviens »…), les pensées et les actions du moment. Les événements se succèdent, certains modifiant à jamais la vie de la narratrice, en orientant le déroulé. La mère d’Elizabeth (« Monsieur Maria était de Masdenverge et amie de ma grand-mère Maria Teresa ») surnommée monsieur Maria (« Une chose qui se fait beaucoup dans les villages, c’est de baptiser tout le monde d’un sobriquet ») attise la curiosité de la fillette et l’interroge sur la question du genre. La rencontre avec Elizabeth, venue de France après le décès de sa mère, bouleverse la vie de Gina : « j’étais sur le point de vivre l’un de ces événements qui vous changent à jamais ». Puis, des années plus tard, la visite d’un bar lesbien à Copenhague provoque chez elle des prises de conscience. C’est à partir de là qu’elle décide d’avoir un enfant seule, – se dressant de la sorte contre la maladie -, et qu’elle rompt avec les traditionnelles conventions patriarcales, « J’ai (…) ressenti le besoin de rompre avec la dynastie familiale, avec les conventions absurdes d’après lesquelles les femmes sont dans la cuisine et les hommes profitent du moment dans la salle à manger ». Elle s’émancipe de l’influence dominante masculine. Gina, qui s’énamourait toujours d’hommes beaucoup plus âgés qu’elle, ne semble plus rechercher ce père qui est parti alors qu’elle avait treize ans, lourd trauma de son adolescence. Elle a désormais confiance en elle et en ses choix. Elle se révèle féministe, engagée dans la sororité. Comme le dit Elizabeth, « il faut être quelqu’un de bien mauvais pour ne pas aimer les femmes ».
Une psyché complexe
Les monologues intérieurs, les échanges avec sa psychothérapeute, avec des ami(e)s, des lettres écrites à Elizabeth pendant des années, très longtemps non envoyées, révèlent la complexité de cette jeune femme lucide, apparemment fragile, mais en réalité très forte. Malgré sa maladie, elle ne s’apitoie jamais sur son sort, portant sur elle et le monde qui l’entoure un regard rempli d’humour,« Quand je danse, (…) on pourrait se demander si je suis victime d’une attaque ou d’un infarctus », « J’ai compris d’un seul coup (…) qu’être la petite sœur est un avantage pour connaître la vie et ce qui nous attend. Saloperie : à la maison, la grande, c’était moi ! », « copain que j’avais et à la fois n’avais pas, comme un copain de Schrödinger, parce qu’on sortait ensemble et on ne sortait pas ensemble…. » et d’ironie : « Pour ce second round c’est lui qui est entré en action, parce que, bien sûr, dans l’univers patriarcal, les femmes ne savent pas se défendre ». La liberté des propos de Gina concernant son corps, la sexualité, son auto-insémination, ses ressentis, les portraits précis et vivants, les adresses au lecteur/confident (« Et devinez qui était le DJ là-bas », « vous voyez, il n’y avait alors pas de portables ni de Google Maps ou que sais-je encore »…), la réflexion sur le pouvoir des mots (« Les mots violentent, étreignent, accompagnent, encouragent, aiment, effraient »), sur le temps qui passe, révèlent la talentueuse et moderne écrivaine, psychologue et philosophe qu’est Maria Climent Huguet.
Gina est une originale et novatrice autofiction à la linéarité perturbée, loin des conventions traditionnelles du genre. Lors de ces partages introspectifs à l’allure spontanée, la narratrice plonge le lecteur dans la psyché complexe de son héroïne dans un ouvrage qui s’ouvre à la fin sur un avenir plein d’espoir : une éventuelle histoire d’amour avec Elizabeth et la possible arrivée d’un enfant.
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