Faudra-t-il se souvenir de tout ?
Loup solitaire
Denis Bedu
L’Astre Bleu Hélium (Avril 2019)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans Faudra-t-il se souvenir de tout ?, Loup solitaire ; prose de mémoire et de vécu, où la troisième personne du singulier alterne avec des passages en italiques à la première personne proposant des points de vue différents ; fiction fondée sur le vécu de l’écrivain où le protagoniste principal, Nicolas, comporte des similitudes avec l’auteur ; Denis Bedu donne à imaginer des moments de vie simples, émouvants et beaux.
« Fils et petit fils de paysan », reporter, photographe, être perpétuellement en fuite (« j’ai passé ma vie à fuir quelque chose »), solitaire, (« tu es un loup solitaire » d’où le titre de l’ouvrage), Nicolas, riche de désirs, d’envies, déroule des souvenirs, des observations au présent, des questionnements, des réflexions, des représentations de sa propre vie, fouillant au coeur de l’intime, donnant à entendre ses joies, ses peines, son bien être et son mal être. Des promenades en pleine nature favorisent ses souvenirs, l’incitent à rassembler les différents aspects de son moi épris de liberté, du désir de vivre pleinement.
Traversant divers lieux et villages, Nicolas emporte le lecteur dans un voyage par les sens et les souvenirs. Des paysages, des villages et de leur vie actuelle, resurgissent les paysages et les villages du passé : il « se souvient du village de son enfance, celui de son grand-père (…) des cultivateurs (…) partaient aux aurores dans la rosée avec des attelles sur l’épaule (…) ». Présent et passé se mixent dans un récit au présent où évoluent des personnages pétris d’histoires.
Lors d’une marche dans la campagne, Nicolas croise des êtres avec lesquels il échange : Jean, un paysan, « fils de curé », marié à une Anglaise, père de deux enfants ; Fleurine, jolie jeune femme triste et désemparée, au deuil impossible à faire après le décès de son petit garçon ; Mathieu, un jeune ingénieur, beau, riche, sûr de lui, « qui sait où va sa vie », « (la) croque (…) à belles dents et ne redoute pas trop les complications ni les contradictions ». Suite à ces rencontres, à des échanges féconds et personnels pas toujours faciles à révéler pour le protagoniste principal qui se livre difficilement, Nicolas, Fleurine, Mathieu décident de faire la route ensemble. Traversant de petits sentiers forestiers, de modestes villages, ils se confient les uns aux autres. Nicolas évoque ses voyages professionnels et ludiques : le Vietnam des années soixante dix et les « scènes impossibles à oublier », le Laos, la Malaisie…, les leçons qu’il en a tirées (« cette vie de chance m’a montré comment me détacher de l’insolence des riches et des corrompus, écouter la sagesse des paisibles, l’inquiétude des faible, la joie des pauvres (…) »), sa soif insatiable de départs vers différents ailleurs, son rêve de fuite.
Nicolas, Justine et Jean constatent que la Vie est unique, (« les peuples (…) sourient de leur vie simple (…) connaissent des histoires, racontent des souvenirs passés d’une génération à l’autre »), la vie est un éternel recommencement. Tout change mais paradoxalement tout reste identique : « Plus les choses changent et plus elles restent les mêmes ». Les saisons défilent et se ressemblent. Les moissons succèdent aux semailles, « les labours ont la même odeur partout. Et les oiseaux, s’ils n’ont pas les mêmes couleurs, ont le même vol dans le même ciel ». La Vie est une ici et ailleurs. Elle succède inlassablement à la mort, laissant des traces sur son chemin, des lieux hantés, pleins de présence. Nicolas et Justine déchiffrent ces empreintes de la vie d’autrefois dans les cimetières qui « parfois (…) racontent des histoires », dans le mystère des objets anciens, « (…) la vieille faucheuse rouillée. Elle a sûrement une histoire à raconter mais personne ne sait écouter une faucheuse », dans le mystère des monuments. Les pierres recèlent en elles le passé : « Sa main épouse la surface, reconnaît la texture rugueuse, sa chaleur le surprend. Il en entend aussitôt les mots silencieux. Un homme, il y a mille ans ou plus, avait peut-être mis sa main exactement dans cette même position, en récitant une prière secrète ou pleurant la douleur d’une perte familiale ». Nicolas s’intéresse aussi au mystère des êtres, à ce qui se cache derrière les apparences. Il veut accéder à l’essence des êtres et des choses. Soucieux de laisser une trace de son vécu, désireux de se comprendre encore davantage, il rédige ses mémoires, « Mémoires d’un homme seul », espèce de mise en abyme de l’ouvrage de Denis Bedu.
Avec une écriture sensuelle, sensible aux paysages et à leurs couleurs, aux odeurs, à la lumière, au silence, l’écrivain capte le moindre détail du réel dans toute sa densité, dans toute son intensité, rendant compte d’instantanés vécus procurant des minutes de bonheur simple mais intense. Le jus de pomme « est trouble comme du lait et un peu épais ; de la pulpe flotte dans le pot de terre (…) il a un goût de fruit mûri sur l’arbre, au soleil, parmi les abeilles et les oiseaux (…) ». Cette savoureuse boisson procure une sensation de bien être, de bonheur donnée par le réalisme de la description, le tissage des sensations tactiles, visuelles et gustatives. Du banal naît l’émerveillement que Mathieu, jeune homme pragmatique, poursuivant des objectifs carriéristes, matérialistes, ne sait pas saisir. Le bonheur réside dans la simplicité de la vie qu’il faut apprendre à percevoir, à saisir, à savourer : « Dans nos villages, les gens ont su trouver le bonheur dans la simplicité du paysage qui les entoure. Ils ont su garder le contact avec les choses importantes comme la terre, l’air qu’ils respirent, l’eau qu’ils boivent et les enfants qu’ils aiment. L’essentiel en somme ». Mais le désir de fuir de Nicolas fait craqueler ces constats pleins de sagesse. Il n’est pas facile de rester, malgré la tentative de construire à nouveau une famille, « d’essayer de vivre en famille ». Pour lui, les humains, quoiqu’ils fassent, sont irrémédiablement seuls : « (…) l’existence n’est rien d’autre qu’une vie d’isolement froid, qu’un abandon qui se répète ». La nécessité de partir l’emporte. L’appel de la liberté, de la solitude, de l’ailleurs contre la voix du bon sens !
L’histoire de Faudra-t-il se souvenir de tout ?, Loup solitaire s’opère dans un cadre réaliste : une géographie rurale, traversée par des promeneurs, et un ailleurs raconté et donné à voir par le narrateur, à travers des focalisations internes, des récits personnels. Les nombreuses descriptions, parfois de mêmes lieux mais à des moments différents, dévoilent la réalité, permettent de l’appréhender avec plus de force. L’écriture poétique de Denis Bedu fait vibrer le réel. L’anaphore, « Paris vivant. Paris puant. Paris la rose. Paris riant. Paris romance. Parie rive gauche. Paris grouillant de vie », teinte le texte de lyrisme embarquant le lecteur dans une ville contrastée et grandiose. Les nombreuses références aux sensations, comme la douce et apaisante odeur du bois fraîchement travaillé (« On peut encore sentir le bois travaillé et le vernis frais. Une odeur noble de confort et de fierté qui apaise la fatigue et les craintes. L’odeur du bois, de la sciure fraîche (…). L’odeur du bien-être aussi, et du chaud »), la personnification et la métaphore, (« Les derniers criquets jouent leurs violons fatigués de l’été »), permettent de ressentir les émotions et le climat ambiant, concrétisant la paix paradisiaque de la campagne. Malgré ses zones obscures, la vie est belle chez Denis Bedu.
D’origine paysanne, j’ai oublié beaucoup de cette vie de labeur, lenteur et peut-être de bonheur. Nicolas me replonge dans mon passé pourtant pas si lointain.
Merci
La vie est belle chez Denis Bedu. Assurément..! La vie est toujours belle quelque part. Ailleurs, forcément. Dès lors, la tentation d’aller voir est forte… Alors, quand on a vécu les bonnes choses et subi les mauvaises, on revient aux origines: