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En pays assoiffé

12/11/2021 | Livres | 0 commentaires

En pays assoiffé
Emna Belhaj Yahia
Des femmes – Antoinette Fouque (2021)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

En pays assoiffé Emna Belhaj YahiaDes confidences à l’écriture

En pays assoiffé d’Emna Belhaj Yahia : un titre métaphorique et symbolique, annonce d’un roman plongeant le lecteur dans les méandres  de la vie de cinq générations de femmes tunisiennes à partir de conversations, pendant le confinement dû à la crise sanitaire mondiale.  Il s’agit d’un échange  entre deux femmes désormais âgées : Nojoum, quatre-vingts ans, devenue aveugle, qui se raconte,  et la narratrice, de cinq ans de  moins qu’elle,  venue lui faire la lecture,  et qui écoute et ensuite écrit. En pays assoiffé d’Emna Belhaj Yahia est une fiction s’ouvrant comme une pièce de théâtre avec la liste des principaux personnages. Suit un prologue ressemblant à un journal intime, puis le discours de Nojoum, ses pensées, ses ressentis, ses réflexions auxquels se tissent ceux de son entourage :  famille, amies, relations. Un discours  se voulant souvent chronologique, passant du moment de la narration aux souvenirs, semé de retours en arrière, de digressions : quinze chapitres dont cinq, le 3, le 6, le 9, le 12, le 15,  se terminant sur un passage en italiques, interventions directes de la narratrice,  créateurs d’un effet de réel, contextualisant le récit.  Des chapitres congruents modulo 3 comme on  dit en mathématiques. Le « trois » symbole  de la vie bien remplie de Nojoum malgré le traumatisme dû à « l’Evénement ». Et la présence d’un chat gris mystérieux, troisième personnage à la personnalité marquée  (« Le chat m’intrigue de plus en plus »), attentif, ne miaulant jamais, ignorant les barrières, le confinement.  En ce sens ne serait-il pas un susceptible facteur de contamination ? : « Etrange, cette nuit-là, je me documente sur la chaîne de contamination. Quelle place y occupent les animaux ? ». Inquiétante question en cette période où l’on ignore encore beaucoup sur ce virus inconnu jusqu’alors.

Un ouvrage à la structure complexe et originale

La narratrice vient faire la lecture à Nojoum étant donné que Yasmine, sa petite-fille, ne peut plus le faire à cause du confinement interdisant les déplacements. Elle lit, mais surtout elle écoute les souvenirs,  les confidences de la vieille dame : « En rentrant chez moi, j’avais l’impression de sortir d’un double mirage : celui des mots imprimés sur les pages que je venais de lire à voix haute, et celui des éclats de mystères sortis de la bouche de la femme aux yeux éteints. Ces éclats-là prenaient place dans mes oreilles, les uns à côté des autres, dans le lieu chimérique où se dessine un personnage ». Ces mots  ouvrent  le huis-clos de la demeure de Nojoum sur le passé, le présent, la Tunisie, le monde : Paris, Liège, Lamparino. Retours en arrière n’aidant pas toujours à comprendre le présent, à répondre aux « pourquoi » posés après « l’Evénement » autour duquel tourne tout le récit et dont le mystère  ne sera révélé qu’au chapitre 7, acmé de la tragédie vécue et racontée.  Emna Belhaj Yahia, en  véritable dramaturge, donne à voir des consciences déchirées par « l’Evénement » dont  Sandi,  méchamment surnommé « Sandi’mech » (1) est l’auteur. Sandi,   enfant rejeté, brutalisé même,  dès sa naissance par son père, puis par ses camarades de classe. Garçon en souffrance,  agresseur de Kamilia, « petite jeune fille éveillée »  souillée par « les mots infâmes écrits sur le mur du collège » par l’adolescent. La blessure de la femme  qu’elle deviendra, mariée à un Européen,  hautement diplômée, exilée en Belgique,  ne cicatrisant qu’à la fin du roman. La structure de l’ouvrage construit une espèce d’univers théâtral.  Et comme dans le théâtre classique, tout est dans le langage. L’ouvrage propose en effet une sorte de  dialogue diffracté où celle qui écoute donne tout son sens aux propos tenus  dans des  chapitres  centrés sur Nojoum  autour de laquelle gravitent les nombreuses  personnes  liées à elle : « Dans l’obscurité des choses, les phrases, amples ou heurtées, m’apportent une singulière clarté ». Douce et étonnante luminosité, clarté au propre et au figuré apportée par Nojoum dont le prénom signifie « astre », « étoile ».   La composition romanesque révèle implicitement l’intérêt que l’écrivaine porte au  théâtre et à sa fonction éducative, salvatrice même. Intérêt explicité chapitre 8, au détour de réflexions de Nojoum  où cette dernière regrette que ses ancêtres soient passés « à  côté de l’invention de génie qu’était le théâtre antique (…) » et que leur soit resté inconnu ses vertus cathartiques, libératrices de pulsions négatives s’exprimant non pas factuellement mais symboliquement : « Nojoum conclut que, sans ce séculaire rendez-vous manqué avec l’art de la scène, Sandi aurait sans  doute pris le chemin de jouer l’horreur sur les planches au lieu de la faire vivre à ses semblables ! ».  L’autrice suggère plus qu’elle ne dit à travers les propos de ses personnages, leurs réflexions, leur vécu, les événements subis comme pour Kamilia Belwidyân, reçue major de  promotion à l’agrégation,  dont le nom étranger, donc étrange pour certains,  engendre la méfiance : « Retard dans l’annonce des résultats, vérifications, souci d’éviter les histoires. Quelles histoires ? Est-ce problématique que des majors de promotions portent de pareils patronymes ? » La narratrice ne s’appesantit pas sur les faits, sur le racisme sous-jacent, ne commente pas, ne dénonce pas. Elle soulève simplement des questions avec recul. Toute une perspective socio-historique exsude à travers les attitudes, les actions des protagonistes :  une vision indirecte à la fois  légère et puissante, toute en demi-teintes.

Des histoires et l’Histoire

Beaucoup d’histoires – et l’Histoire –   s’entremêlent à travers la conscience de Nojoum, tricotant le passé et le présent, allant de sa grand-mère Beya tendrement aimée à ses petits enfants chéris . Dans ce roman qui englobe de très nombreux personnages,  apparaissent différents points de vue, miroir de plusieurs décennies vécues dans « ce pays  de toutes les soifs, où le chemin est perdu du puits qui peut les étancher », « dans cette société sans promesse », dans cette Tunisie désormais bien loin des années Bourguiba. .

Après l’indépendance, « les mœurs évoluent vite »,  les femmes s’émancipent, sortent, « rivalis(e)nt d’élégance. Paillettes, corsages échancrés laissant deviner la beauté d’une courbe, lourdes boucles d’oreilles et pendentifs assortis, cheveux permanentés, joues fardées ». « Une vague de dévoilement se (met) à souffler sur le pays ».  On voit « des têtes aux cheveux de toutes les coupes, de toutes les couleurs, des femmes décomplexées envahir dans un même élan rues, écoles, bureaux, boutiques, usines et cinémas ».  Nojoum, issue d’une famille aisée, part faire ses études universitaires à Paris, vit, à son retour,  dans son propre appartement : « Nojoum était décidée à ne pas vivre chez ses parents »  comme le requiert la tradition. Loin du fatalisme coutumier, « le mektoub », elle se veut l’architecte de sa propre vie : « non, elle ne pense pas que l’avenir soit déjà écrit ».  La femme est libre mais après « l’Evénement », qui « n’a laissé qu’un champ de désolation »,  c’est la brutale régression, l’attraction/répulsion à l’égard de la femme, à nouveau brimée.

L’autrice donne à voir la société, sa  richesse, et sa misère qui  engendre le désespoir, plonge la jeunesse dans la drogue, le fanatisme ou la pousse à migrer. Saghroun emporté par « un rêve fou »  prend le « le large, quitte à y laisser sa peau » en s’embarquant comme beaucoup d’autres sur de fragiles canots, de précaires zodiacs, se heurtant aux carabiniers, aux groupuscules d’extrême droite,  mais s’en sortant grâce à aux soutiens familiaux, aux associations d’aide humanitaire, à sa volonté.  A travers  le vécu, les mentalités, les comportements, la psychologie des différents personnages, Emna Belhaj Yahia dit le retentissement du colonialisme,   l’émigration, l’exil,  la misère et ses tares  sans emphase.   Elle dit  aussi la vie de femmes issues de milieux aisées, cultivées, libres, assoiffées de vivre, de progresser.

Nojoum, l’héroïne principale autour de laquelle tous les autres protagonistes gravitent,  est liée à toute une idéologie philosophique du progrès, de la confiance en l’instruction, en l’acquisition de diplômes, en l’éducation. Elle croit au pouvoir du savoir libérateur, « sésame du bonheur »,  débarrassant « de ce qui voile l’esprit ». Malgré l’existence du mal créé par la tragédie de « l’Evénement », l’espoir l’emporte  chez elle comme chez les autres femmes de l’ouvrage confiantes en la Vie : « On dirait que la vie, tant qu’elle n’est pas totalement anéantie, résiste ». Les petits enfants de Nojoum,  Yasmine et Florian,  fruits d’un mariage mixte réussi, symbolisent l’ouverture au monde, la mondialisation et la foi en un avenir meilleur rempli de joie.

En pays assoiffé est un superbe roman  bien écrit, riche,  complexe, ambitieux, vibrant d’intelligence et d’empathie où le littéraire se teinte en touches légères  de sociologique, d’historique et  de psychologique. Un  bel ouvrage de douleur et surtout de joie. Un ouvrage de transmission, sur des vies, sur la vie, la confiance en la vie.

(1)  Signifiant Sandi crottes-aux-yeux.

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