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Emportée

22/06/2020 | Livres | 0 commentaires

Emportée
suivi d’une correspondance de Tina Jolas et Carmen Meyer
Paule du Bouchet
Des femmes Antoinette Fouque (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Une œuvre originale et multiple

EmportéeEmportée de Paule du Bouchet, une biographie de Tina Jolas, – avec en creux celle, implicite, du poète, René Char, dans son particulier, le personnage privé loin du personnage public -, une prose poétique de mémoire, une histoire d’amour ineffable et méconnue, une tragédie, une autobiographie, un carnet intime, des fragments d’échanges épistolaires. Emportée, une œuvre originale et multiple, un jeu de miroir  : la mère, Tina, vue par Paule, petite fille puis femme adulte. Paule vue par sa mère et Carmen, une amie intime, à travers une correspondance par lettres. Une mise en abyme de la mère, deux personnes en une : la mère aimante malgré tout (« Je vois Gilles, mon enfant adoré », « si tu savais comme m’étreignaient la beauté, le rayonnement féminin de Paule, comme m’angoisse son intelligence des mouvements du coeur »), non perçue comme telle par la fillette en souffrance, et la femme amoureuse, passionnée, emportée loin de ses deux enfants.

Une fillette en souffrance

Paule du Bouchet donne à voir le traumatisme d’une fillette qui idéalisait sa mère chérie (« Maman était ‘une fée ‘. Je ne croyais pas aux fées en général, mais maman en était une, la seule »), être de fuite, disparaissant constamment pour rejoindre l’homme aimé. Elle fait ressentir la souffrance intense de l’enfant, et du père, le poète André du Bouchet. Une mère, enlevée à leur amour, métaphorisée en fougère, un sublimé d’art naturel, femme fleur, belle et volatile impossible à cueillir, sinon elle se fanerait : « Maman partait, maman était une fougère, une herbe folle, qui se penchait sur moi, mais qu’un vent sauvage m’enlevait aussitôt. Une fleur qui pouvait s’assécher dès que cueillie. Il ne fallait pas la cueillir. Alors, peut-être, elle reviendrait. Il fallait la laisser partir. On n’avait pas le choix. Mais le ventre se tordait de douleur et les larmes serraient la gorge et l’esprit se perdait ». L’amour irrésistible, irrépressible pour René Char, Aquilon cruel, l’embarque. Cet homme égoïste, refusant tout partage avec l’enfant, refusant toute concession, pour qui Tina « est sa reine, sa maîtresse, son esclave », traître qui se marie un an avant sa mort avec une autre, est ressenti comme monstrueux par la petite fille abandonnée, en immense souffrance, somatisant, torturée par des maux de ventre intolérables. René Char, espèce d’ogre égocentrique aux grandes mains captatrices et effrayantes : « sa grande main (…) articulations marquées, ses doigts étrangement retroussés aux extrémités. Une main immense, inhumaine, d’autant plus inhumaine qu’elle était, ainsi, main de géant aimée de ma mère ». Hiatus terrible entre le capitaine Alexandre, le Résistant, entre le Poète proche de la nature, soucieux d’exprimer l’inexprimable et le don juan captateur et dupeur : (« (…) entre le personnage du ‘poète’ et celui du ‘don juan’ (faute d’un autre terme), il y a une mortelle contradiction pour tout le monde ». L’amour, pour cet homme, ce feu qui embrase Tina Jolas quarante années durant, (« Ma mère était quelque part, ardente, loin de moi », « ardente » mise en valeur entre virgules de cet adjectif fort comme le prouve son étymologie latine), cette brûlure intérieure qui consume le lien maternel, ce maelstrom irrésistible, est innervé par une sublimation merveilleuse. Malgré sa souffrance, malgré l’angoisse de la perte, captant par les mots l’essence de sa mère, la fille, soucieuse de comprendre (et de se comprendre), présente ce que l’on peut appeler un adultère, de façon positive, ne le concevant jamais dans un sens moralisateur. L’amour est un sinistre obstacle pour Paule, il n’est pas une faute. Cet amour, qui n’efface pas « la tendresse déchirante » que Tina a pour son mari André, est trop beau pour être indigne : « Cet amour-là brûle, je le sens en moi vraiment me mordre, éclater, flamber, je sais que dans cette noire révélation de mon corps, il y a la beauté absolue, une sorte de hautaine, orgueilleuse joie, le sommet, la crête. Je crois qu’il n’y a pas de pouvoir plus grand que cette invention, cette imagination poétique de l’amour et de la volupté ». Cet amour est une envolée vers l’ineffable.

Un vibrant hommage

Lorsque cette mère insaisissable est emportée définitivement, la fille lui redonne toute sa présence, (« Ma mère est morte une nuit d’été (…) Ma mère est redevenue présence ») l’éternisant dans un livre devenant sépulture sublime, lui rendant hommage et rendant hommage à cet amour fou, merveilleux, extraordinaire. Le livre est le produit de la déchirure créée par une succession de départs, d’abandons de la mère, aboutissant au dernier, définitif, rendant l’absente paradoxalement intensément présente. Paule du Bouchet fait connaître Tina Jolas, amante de René Char, mais aussi et surtout, la femme intelligente, habitée par la culture (« je me suis assise sur la place publique, par terre dans un coin pour m’abriter du vent avec la pensée miraculeuse qu’enfin, j’allais voir l’aube se lever et je l’ai vue, mais transie, l’aube grelottante dont parle quelqu’un ! »), la collaboratrice intellectuelle et littéraire du poète, à l’écriture éblouissante (« Ma mère écrivait magnifiquement ») faisant jaillir d’images originales, de comparaisons en mouvements s’épanouissant dans la liberté («  (…) il suffit que je ne voie plus André pour que son image s’efface. C’est comparable au vol d’un oiseau qui longtemps n’a fait que lourdement nager dans quelque beau marécage. Ses ailes battent, de ses pieds il fait jaillir l’eau, la boue, les fleurs aquatiques, il rase l’eau, soutenu maladroitement par ses ailes mais celles-ci se déploient, gagnent en puissance, longtemps il vole au niveau des près, il retombe même dans les eaux puis un jour, la terre embrumée d’un matin disparaît », la nature, sa beauté (« Tarragone, est d’une beauté inespérée, celle de mon pays aimé, vignes, vergers riches, oliviers, amandiers, caroubiers immenses, petits villages nobles sur les éminences et, comme je les aime, les collines bleues à l’horizon (…) »), la fusion entre l’humain et le cosmos, comme Char, en contact avec la nature dans ses productions. Qui a influencé l’écriture de l’autre, René ou Tina  ?

Une écriture de dentelle délicate

Avec une écriture poétique, fluide et délicate, dentelle pudique et légère, Paule du Bouchet donne à voir sa mère, femme intelligente, complexe, éclatante de beauté, lumineuse même en fin de vie (« Je garde d’elle cette image. Une figure lumineuse, pâlie comme un tableau ancien qu’il n’est pas urgent de restaurer », « Ma mère a été l’incarnation de ma détresse et l’incarnation de la lumière »), pleine de grâce et de discrétion comme le matérialise le chiasme : « Comment dire sa grâce ? Ce retrait nimbé de présence, cette présence nimbée de retrait ? ». L’écrivaine  restitue avec réserve et discrétion des pans de son passé et par conséquent de celui de sa mère et de son « bonheur singulier, mêlé de souffrance, de passion, de tendresse » recensés par les souvenirs, la lecture et la relecture de ses échanges épistolaires avec son amie Carmen Meyer. Dans un récit où passé et présent se tricotent, le passé revient avec toutes les sensations, les émotions ressenties à l’époque. La narratrice retrouvant une lettre déchirée, d’un seul coup, se retrouve à quinze ans : « Une lettre reconstituée. Brusquement, la scène me saute à la figure. Cela se passe dix ans plus tôt, en 1966. J’ai quinze ans ». La mémoire involontaire arrive par hasard, authentique, avec toute la saveur et la douleur du passé, plus intense, plus vraie que la mémoire volontaire recherchée et criée dans le leitmotiv : « Me souvenir ». Se souvenir, besoin impérieux de la mère en fin de vie et de la fille : deux destinées se tissant et s’imbriquant malgré les éclipses. Et opposé à ces deux belles personnes émouvantes et touchantes, René Char, personnage connu ici de l’intérieur, séduisant en société, détestable dans le privé.

Emportée, ouvrage novateur aux nombreuses références littéraires et philosophiques, permet à Paule du Bouchet d’accéder à l’apaisement et à la réconciliation. L’écriture parvient à déréaliser la mort de cette mère exceptionnelle, la rendant intensément vivante. De la tragédie, le lecteur accède à la lumière.

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