Duncan s’occupe
David Laurençon
Editions Sans crispation (2024)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une crise existentielle
Duncan s’occupe comme le dit le titre éponyme de l’ouvrage de David Laurençon. Duncan, jeune homme de vingt et un ans, poète, mélomane appréciant Wagner, Rossini, Coltrane, « s’occupe » car il souffre : en effet, il traverse une cruelle crise existentielle. Sa rupture d’avec Anna, la femme aimée inoubliable, inoubliée, a bouleversé sa vie (« Duncan contemple cette fille allongée et jamais, pense-t-il alors, il ne se remettra de l’abandon d’Anna »), c’est pourquoi il entreprend une véritable descente aux enfers (« Duncan pille pour créer ses enfers. Il aime Anna d’un amour absolu. En attendant sa renaissance, il crachera sur tous ces bonheurs, qui se feront sans elle. Il pille des corps sans gloire ») sombrant dans l’alcool et le sexe effréné, exprimant ainsi toute sa déception, toute sa douleur, tout son désespoir, toute sa rage. Par vengeance (« Anna l’avait quitté. Il voulait se faire monstre, mais le chemin était encore long »), il décide de « piller » les corps féminins rencontrés sur sa route. Cette violente métaphore constamment utilisée concrétise son indignation. Le complément du nom ajouté au complément d’objet direct « les corps sans gloire » résume toute l’intrigue et indique non seulement la négation de la beauté de ces corps, mais il traduit aussi son mépris pour ces enveloppes corporelles féminines autres que celle d’Anna et son objectif de les détruire : « Duncan songea qu’il lui fallait impérativement briser et mettre à sac cette élégante féminité » . Duncan méprise l’Autre pour essayer de ne plus souffrir. Sa sexualité débridée imprégnée de tendances perverses et sadiques, son obsession pour les amours fécales, pour la sodomie, son attirance irrépressible pour l’alcool et le tabac révèlent sa volonté d’autodestruction (« Il avait un travail à accomplir – l’autodestruction systématisée – le sabordage de son individualité ») et mettent l’accent sur le côté désespéré et instable du personnage.
Des clins d’oeil littéraires et poétiques
La lecture quelque peu déconcertante de prime abord de l’ouvrage de David Laurençon faisant référence à maintes déjections appartenant au domaine caché de l’intime évoque par divers aspects la littérature médiévale et certains de ses fabliaux. Dans un réalisme exacerbé, dans une plongée dans la scatologie, le narrateur déconstruit la notion d’amour et disséque l’acte sexuel. Les expressions stercoraires abondent. Les thèmes de prédilection du narrateur sont les excréments, les vomissements… Evoquant Rabelais, David Laurençon est toutefois loin du rire gaillard de Gargantua. En effet, Duncan est triste, malheureux. Par sa volonté de transgression, il rappelle aussi le décadent Des Esseintes, mais ce dernier trouve refuge dans l’Art et non dans l’alcool. Toutefois, comme les Décadents, Duncan se moque des conventions sociales et morales et les transgresse allégrement. Anticonformiste, cynique, vivant en marge des normes bourgeoises, il rejette les modes de vie de cette classe sociale : « A plein nez cette fille puait le fric pourri, gagné par quelqu’un d’autre qu’elle, probablement son père et sa mère qui ne devaient pas être beaux à fréquenter ». Trop malheureux, suicidaire, Duncan prend plaisir à se détruire et à tout détruire autour de lui. Les femmes profanées deviennent symboliquement des victimes expiatoires (« Comme toutes les autres, Virginie n’était qu’un instrument de ses pillages expiatoires ») destinées à réparer l’insupportable « crime » d’Anna. Or on le sait le sacrilège n’existe pas sans le sacré ! Comme Verlaine et Baudelaire, immergé dans le spleen, il fait l’éloge de l’ivresse. Au constat de Dolorès, « Les aigles n’ont pas besoin de l’ivresse », Duncan répond « Parce qu’ils ignorent l’ineptie et la pesanteur. L’ivresse me transporte vers les sphères primitives. Ce mouvement est libre et vertigineux. Je n’ai pas peur ». Les clins d’oeil poétiques et littéraires abondent dans cet ouvrage à l’écriture destabilisante où se tissent les contrastes.
Un être ambivalent
Duncan, sans arrêt dans la « turbulence » produit des effets opposés chez ceux qui le rencontrent : « Duncan est le grand méchant-loup », « (…) des gens disent que tu n’apportes rien de bon, à personne. Ils disent que tu es un homme violent et ils disent que tu es alccolique et ils disent que tu ne sais que tout détruire, ils disent qu’il vaut mieux t’éviter », « des gens disent que tu nuis à tous ceux qui t’approchent », « tu me fais peur », / « Ceux qui disent du mal de toi ont tort. Ils ne savent rien. Tu es très gentil, Duncan », « Je sais maintenant qu’ils ont tort, tous de raconter toutes ces choses sur toi. Tu es quelqu’un de merveilleux », « Je ne pense pas que tu sois aussi mauvais qu’on le prétend », « je dis que t’es un mec bien », « elle le trouvait beau », « tu es beau »… La complexité des sentiments ambivalents éprouvés à l’égard de cet anti-héros toujours dans la provocation crée une importante tension dans sa relation aux autres. Il séduit et il effraie. Mais qui est vraiment Duncan poussé à s’immerger dans le stupre par un douloureux chagrin d’amour ? Si le lecteur va au-delà des apparences et des sombres provocations de ce personnage, il découvre un être cultivé, sensible, croyant en l’amour : « Duncan croit en le pouvoir des dieux : il croit en l’amour ». Duncan s’occupe est un roman paradoxal complexe mêlant le trivial et le sublime. Scatologique, il s’ouvre étonnament sur une lettre de rupture à l’esthétique écriture et se ferme sur un poème lyrique d’amour à la vaporeuse pureté : la rencontre avec Sarah implique « l’achèvement de son crépuscule », annonce « la fin de la nuit ». Le spleen s’achève. Duncan peut atteindre l’idéal !
Lire sans crispation !
Céline du XXIe siècle au ton provocateur, David Laurençon joue avec les mots, tricotant mots vulgaires et mots recherchés, langue viscérale et langue raisonnée, plongeant le lecteur dans des dialogues réalistes et vivants, dans des descriptions subversives, dans une mise en marche de sombres fantasmes, mais aussi dans l’annonce de la beauté. Cet ouvrage à l’écriture subversive peut choquer certaines âmes soit-disant vertueuses, mais il est moins choquant que le monde actuel où domine la violence exacerbée des guerres.
Annie, découvrant votre article, j’ai d’abord été pris d’effroi : le personnage et l’histoire racontée sont-ils si sombres ?
Puis, un immense soulagement.
Je me suis rendu compte que, depuis la parution de cette seconde édition, je me suis échiné en vain et hypocritement à adoucir le propos, lorsqu’il fallait que je présente ce travail. D’accord, ce n’est pas toujours rose mais voyez l’humour ! Voyez l’espoir, le rêve !
Bref, je me sentais obligé de faire diversion, pour faire passer la pilule.
Parce que votre lecture a été professionnelle (drôle de mot mais je n’en vois pas d’autre ; j’entends par là, surtout : pas de fanfrelucheries), et parce que votre écriture est claire, d’une grande précision : D’accord. On ne fait pas passer des vessies pour des lanternes.
C’est là qu’est le soulagement. Voici « Duncan », inutile de gesticuler.
Voilà.
J’ai lu plusieurs articles parus dans « L’Écritoire des Muses » : c’est un grand honneur, que de figurer maintenant dans ses pages ; un honneur d’autant plus solide, que vous soumettre mon roman a ressemblé à une gageure (ce n’est pas le genre d’ouvrage etc.)
J’ai pris le risque ; vous avez été d’une parfaite loyauté et avez prouvé (si besoin était) que la curiosité et l’ouverture d’esprit donnaient cette qualité rare : ne pas être trop « impressionné » par la surface des choses et des gens.
Merci mille fois !
David.
Merci David pour ce commentaire.