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Demain j’aurai vingt ans

3/02/2011 | Livres | 0 commentaires

 

DEMAIN J’AURAI VINGT ANS.
Alain Mabanckou
Gallimard (2010)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

couv_mabanckou.gifDepuis quelques décennies, la littérature africaine fait voler en éclat le cliché de l’Afrique misérabiliste et triste regardée avec compassion. La preuve en est une nouvelle fois apportée dans DEMAIN J’AURAI VINGT ANS où Alain Mabanckou donne à voir et à entendre une Afrique pleine de gaieté, d’humour, d’espoir, ouverte sur le monde et avide de culture.                                                                             

Dans DEMAIN, J’AURAI VINGT ANS dont l’action se situe dans les années 1970, à Pointe-Noire, la capitale économique du Congo, Alain Mabanckou délègue la fonction narrative à Michel,  un  garçonnet d’une dizaine d’années qui se projette dans l’avenir comme l’indique le titre.  Michel,    observateur perspicace  malgré son jeune âge,   raconte sa vie quotidienne : sa famille, « maman Pauline », « maman Martine », « papa Roger », son ami Lounés, ses amours avec Caroline. Il dévoile en même temps sa vision de la vie sociale et politique du Congo mais aussi celle du monde entier  à laquelle il a accès à la faveur de son père adoptif, réceptionniste à « l’hôtel Victory Palace »,  fervent auditeur d’une  radio « branch(ée) sur La Voix de l’Amérique ».

Alain  Mabanckou  rappelle Montesquieu dans LES LETTRES PERSANNES quand Michel dénonce  naïvement la politique française au Congo : « Les Français (…) nous aiment encore aujourd’hui parce qu’ils continuent à bien s’occuper de notre pétrole qui est dans la mer de Pointe-Noire  sinon nous autres on va le gaspiller ou le vendre aux Américains qui en ont besoin pour faire marcher leurs grosses voitures »,  quand il révèle les dysfonctionnements politiques de son pays en rapportant les propos de son père : « Pourquoi le gouvernement s’entête à parler de cet assassinat si lui-même n’est pas complice de la mort de notre immortel ? » ou en résumant  les problèmes ou scandales internationaux entendus à la radio : « on a renversé le chah d’Iran ! », « Giscard d’Estaing a reçu les diamants du dictateur Bokassa ». DEMAIN, J’AURAI VINGT ANS pourrait  servir de matière première à l’étude socio-historique  et politique du Congo des années 1970. Il témoigne de la réalité quotidienne des classes moyennes africaines et fait connaître leurs modes de vie, leurs traditions, leurs coutumes vestimentaires ancestrales (« c’est Roger le Prince qui dansait torse nu, un pagne en raphia, les cauris autour des reins, des clochettes autour des chevilles, du kaolin blanc sur le visage et les cheveux »), leur façon  de penser, leurs croyances (« On a dit que c’est l’esprit du grand-père de nos grands-pères qui s’était réfugié dans le corps de Roger le Prince »,  leurs superstitions. Mais  DEMAIN, J’AURAI VINGT ANS  est avant tout une œuvre littéraire.

Alain Mabanckou puise des expressions concrètes dans les profondeurs de la langue populaire locale : « On l’a coincé comme on coince les rats palmistes dans notre brousse », « Ils vont alors s’engueuler comme deux personnes qui battent les mêmes tam-tam sans s’arrêter »,   rythme son écriture de comparaisons humoristiques. Edwige a « des boutons partout sur le visage comme si elle avait reçu des balles perdues pendant la guerre mondiale ». Il instille  des explications pleines de beauté et de sensibilité : « Ce n’est pas pour rien que l’eau de mer est salée comme ça, c’est à cause de la transpiration de ces ancêtres et de leur colère qui provoque des vagues ». Cet emploi exubérant des images comme les nombreuses références littéraires à Rimbaud, Hugo, Pagnol, Saint –Exupéry, San Antonio   trahissent  sa présence.

En effet, l’écrivain multiplie les clins d’œil au lecteur comme lorsque Michel  interprète le discours de l’oncle René, un marxiste qui n’hésite pas à spolier les biens de sa propre famille. Jouant avec les mots,  Alain Mabanckou évoque « les forcés de la faim »  qui « doivent faire table basse »  tout en   expliquant  que   Karl Marx et Engels  ont démontré  « comment l’histoire du monde n’est que l’histoire des gens qui  sont dans des classes ».

L’écriture d’Alain Mabanckou rappelle la technique célinienne de transposition de la langue orale. Le discours de l’enfant est une retranscription du langage parlé. Les phrases de Michel s’écartent des normes grammaticales. Il désarticule la syntaxe,  contractant  « cela » en « ça » : « maman Pauline ça l’énerve d’écouter ces choses qu’elle ne comprend pas »,  omettant  l’inversion du sujet dans les phrases interrogatives, redoublant  le sujet : « Sinon comment les Cambodgiens ils font pour l’écrire… ? », employant  des termes familiers : « Il engueule ses enfants ». Cependant si l’écrivain tord le cou, non pas à l’éloquence, mais à la syntaxe, ce n’est pas par incompétence,  mais par souci de réalisme. Alain Mabanckou s’efface pour laisser l’enfant s’exprimer et rythmer la langue avec une musique savoureuse pétrie d’humour.

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