De plume et d’ailes
Ella Balaert
des femmes Antoinette Fouque (2024)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un nom de plume
De plume et d’ailes, titre vaporeux, aérien, poétique de l’ouvrage d’Ella Balaert. Ella Balaert, nom de plume saupoudré de mystère, pseudonyme élégant qui cache ( » l’abri des remparts de ton pseudonyme ») et révèle (« Ton pseudonyme diffuse du luminol sur ta vie ») dévoilant discrètement le passé défunt, (« Il dit ici il y eut quelqu’un qui n’y est plus »), éclairant l’invisible dans un « jeu des masques et des déguisements ». Le masque et le déguisement qui dissimulent et en même temps expriment. Le pseudonyme : cuirasse protectrice et ouverture sur la liberté, « Ton pseudonyme t’es armure et t’aide à prendre le vent », à la fois concept et réalité polysémique éveillant une myriade d’interrogations, permettant le voyage dans un univers onirique et le devenir texte : « Ton pseudonyme est un mot qui vient se poser sur d’autres mots – faire corps textuel de cet ensemble, le ceindre, l’enceindre et t’enfanter, toi devenue texte : toi-texte ». La pseudonymie, une mise en mots, une mise en scène, le moi devenu texte !
Une identité cachée dans des éclats textuels
Après « trente ans de vie sous pseudonyme », la voix narrative avoue ce vécu sous pseudonyme : « Longtemps tu as caché vivre sous pseudonyme ». Elle le dit désormais, distillant ostensiblement cette réalité dans un ouvrage. Elle s’expose. Le privé devient public. L’écrivaine et la femme s’interrogent sur le sens de ce pseudonyme, sur sa fonction, sur elle(s), sur cette espèce de parthénogénèse d’une identité brumeuse cachée dans des éclats textuels. La « persona » et l’individu. Jeu de masques, de déguisements et de cache-cache. Etre plurielle et « pluréelle » (« Ton pseudonyme te rend, toi, pluréelle »). Le pseudonyme, par son choix réfléchi, dévoile subtilement l’intime : « Ton pseudonyme ne t’étrange pas, ne t’aliène pas, au contraire, il te rend à toi-même », « Ton pseudonyme, de même, est intime redéfinition de toi-même ». Choix réfléchi mais aussi aléatoire, ouvrant l’accès aux décisions mues par l’inconscient. Renaître ! Qui est le vrai moi ? Où est-il donc sous pseudonyme ? Jamais l’autrice ne dévoile son patronyme, n’offrant au lecteur que le prénom donné à sa naissance et son pseudonyme, son unique vrai nom : » tu ressens comme faux les noms de famille ou d’épouse que l’on t’imposa et comme seul vrai le nom que tu t’es choisi ».
Une écrivaine en rupture avec sa lignée
L’écrivaine se dit et définit des mots dans un abécédaire : fragments de textes narratifs, analytiques, descriptifs, espèces de poèmes en prose, de poèmes en vers libres au rythme anaphorique : « L’autre, de n’être jamais nommée, fut épargnée. / L’autre, l’âme plus que soeur, l’âme siamoise, / l’autre, elle t’a parlé, elle t’a consolée, / l’autre, elle t’a sermonnée, / l’autre, elle t’a retenue, / remise debout ». // / »(…) dans la foule en colère ou le choeur fredonné a cappella, bouche fermée, / dans le nom du nous qui monte en fusion, qui fond, qui confond. / dans le nom de l’on, qui jamais ne finit. Dans la terre et la poussière cendreuse. / Dans l’air, dans l’air du temps, / dans l’air de rien. Dans le pseudonyme ». Pièces d’un puzzle s’additionnant, se complétant, se nuançant. Fragments autonomes de longueurs inégales souvent liés sémantiquement dont le fil directeur est la narratrice, sa vie, son immense culture : les références littéraires, poétiques, philosophiques multiples se tissent entre elles et avec elle dans une intertextualité exubérante, foisonnante. Ils sont nombreux, très nombreux, ceux qui ont vécu et écrit sous pseudonyme : Aurore Dupin de Francueil, épouse Dudevant signant ses ouvrages George Sand, Isabelle Eberhardt « se faisant appeler et signant ses ouvrages Mahmoud Saadi », J.K. Rowling qui a écrit sous le pseudonyme Robert Galbraith, Montaigne, Kierkegaard, Romain Gary…L’écrivaine s’inscrit dans cette filiation des gens de Lettres tout en créant une rupture avec sa lignée.
Une autobiographie masquée et éclatée
Dans De plume et d’ailes, la narratrice joue avec l’écriture, avec l’espace textuel allégé par les blancs, les vides. Non-dits, manques, symboliques peut-être des frères disparus, absents, seulement présents dans le nom de naissance : « il y avait beaucoup d’enfants morts, avant et après toi, dans ton nom. Cinq en tout. Cinq garçons ». Dans un monologue intérieur, suivant les sinuosités de sa pensée apparemment informelle, en réalité structurée, organisée selon l’ordre alphabétique, la narratrice se confie, usant du pronom personnel de la deuxième personne du singulier. « Je » se dérobe derrière le « tu« , signe d’une altérité plurielle (« Tu ne manques pas d’occasions, dans la vie courante d’expérimenter ce ‘Je est un autre’ « .) La femme s’adressant à l’autrice, l’autrice s’adressant à la femme. Un « tu » renvoyant à la fois à la femme présente et à la femme passée dans la mise à distance ludique et moqueuse d’une autobiographie éclatée et masquée : « Une autobiographie qui jure de dire la vérité toute la vérité tu le jures / et qui est signée d’un pseudonyme, ça part mal ». De plume et d’ailes, miettes dispersées d’une autobiographie à picorer ça et là afin de connaître des pans de la vie de l’autrice, d’aller du particulier au général dans des pensées fondées sur une pluralité de réflexions littéraires, historiques, sociologiques. Autobiographie, loin, très loin de l’autobiographie classique à la chronologie linéaire (bien que l’ouvrage s’ouvre sur la référence à la naissance et se ferme sur celle de la mort) se tissant à l’essai et à l’exercice de style.
Le plaisir de l’écriture
Ella Balaert, « être de langage », amoureuse des mots dont la magie colore le réel et le dépasse (« Que serait le réel, sans les mots qui l’intensifient d’une autre réalité ? ») enfante des néologismes (« le grimasquant ») pour préciser sa pensée, crée des mots en les unissant avec un tiret (« femme-fleuve », « enfant-fantôme », « toi-texte ») leur accordant ainsi une intense épaisseur. Elle les fait rimer deux à deux (« Le cerveau est plastique ? ton pseudonyme est pratique »), jouant avec eux et avec leurs sons (« Il t’offre les règles du je », « … les hommes ne se priveront pas de la joie de la reconstruction, nommant, renommant, dénommant, surnommant, et pseudonommant », « Quel bizarre hasard », « Pour te débarrasser de ce faciès familial que ton papatronyme t’impopose et qui volontiers te cuculise (…) »…). L’abondance des points d’exclamation et d’interrogation retentissants insufflent tout un dynamisme à son texte devenant confidence orale gorgée d’affects. Ella Balaert tricote émotion, lyrisme, sérieux et humour. Elle joue non seulement avec le lexique, la ponctuation (ou son absence) mais aussi avec le récit, pastichant en l’occurrence de façon ludique Cyrano et Ionesco. Dans De plume et d’ailes, Ella Balaert entraîne le lecteur dans l’envolée tourbillonnante esthétique de ses réflexions au rythme dansant et envoûtant.
De plume et d’ailes est un ouvrage au format innovant refusant la classification générique et frappant par le télescopage, le tissage de ses multiples parcelles à l’écriture originale, jubilante, poétique, livrant la quintessence vibrante de l’univers intime d’Ella Balaert.
D’autres ouvrages d’Ella Balaert
- Poissons rouges et autres bêtes féroces (2020)
- Le contrat (2022)
Chère Annie, je vous remercie pour l’acuité de votre lecture, sa précision et sa pertinence – comme toujours attentive à l’écriture et à ses effets de sens. Bien chaleureusement, Ella Balaert
Un grand merci chère Ella Balaert pour votre sympathique commentaire.