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De natura Florum

6/03/2024 | Poésie | 0 commentaires

De natura Florum
Clarice Lispector
Traduit du portugais (Brésil) par :
Jacques et Teresa Thiérot, Claudia Poncioni et Didier Lamaison
Illustrations de Elena Odriozol Belastegui
Editions Des femmes Antoinette Fouque (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Clarice Lispector : De natura Florum Des petits bijoux poétiques apparemment naïfs

L’original recueil poétique De natura Florum de la grande écrivaine brésilienne Clarice Lispector (1920-1977) paraît pour la première fois en 1971, puis il est réédité en 2023 par les éditions des femmes, Antoinette Fouque. Dans cet ouvrage, Clarice Lispector introduit le lecteur dans son univers onirique singulier appréhendé avec acuité. Elle fixe l’éphémère dans des petits bijoux poétiques ludiques, apparemment naïfs, attribuant une identité à chaque  type de fleur présentée. Le général l’emporte alors sur le particulier : il y a, pour la narratrice, comme l’indique le titre, une nature-fleur de chaque espèce.

Un magnifique objet-livre

De natura Florum plonge d’emblée le lecteur dans un passé suranné avec sa reliure en carton rigide rose et blanc, le nom de l’autrice en rose foncé, le titre, en latin, à la couleur bleu acier renvoyant au camaïeu du même ton d’un colibri surpris en plein vol, suggérant les herbiers du XVIe siècle. Tout ce délicat jeu chromatique rappelle des teintes florales faisant de De natura Florum  un magnifique objet-livre support de culture, de rêve et de plaisir esthétique. Au feuilletement de l’ouvrage, les dessins naïfs d’Elena Odriozola Belastegui de différents personnages  ancrés dans un fond herbeux rose foncé (et d’animaux bleus, – un loup, un escargot, un oiseau, un grillon, un papillon, une abeille…- ) évoquent un album pour enfants. Ces motifs tendres et facétieux, aux lignes bien définies, soit horizontaux, soit verticaux, sont une mise en miroir des textes placés sur la page de gauche. La fleur-mot, métamorphosée en dessin, est partout présente, perchée sur la tête de personnages (Rose, Azalée, La fleur de l’oiseau du paradis), devenant chevelure, (La Belle-de-nuit, Chrysanthème), chapeau (L’angélique), décor des vêtements (Violette, Azalée).

Des fleurs personnifiées

Dans ce recueil original, les habituelles fleurs séchées des herbiers sont devenues mots, femmes-fleurs vivantes, personnifiées, chacune dotée d’un caractère (Tournesol),  d’une personnalité fantasmée (La belle-de-nuit «est dangereuse»), fruits de l’imagination de Clarice Lispector. Comme au XVIe siècle lorsque la science était encore art, quand les traités de phytologie classaient et décrivaient les plantes, le livre s’ouvre sur des définitions botaniques faisant référence au genre et à la reproduction, avant de présenter chaque fleur : fleur des jardins et des champs. La première sur la liste est la rose, la fleur poétique par excellence, chère à Ronsard, « la fleur féminine » donnant le ton de l’ouvrage :  un ouvrage poétique constitué de courts poèmes en prose et en vers libres dépourvus de rimes se déclinant en plusieurs fleurs. L’approche subjective des fleurs, tout à la fois réaliste et imaginaire, met en branle tous les sens : la vue (« les oeillets rouges »), le toucher (« les pointes de ses pétales sont âpres »), le goût (« Ses pétales ont un goût / agréable dans la bouche », « la fleur de cactus est succulente »),  l’odorat (« leur odeur devient alors poignante », « son intense parfum sacré »), l’ouïe (« Les oeillets rouges hurlent / en violente beauté ») mise en valeur dans la synesthésie :  « son odorant du jasmin ». Chaque fleur renvoie à des qualités, des défauts, des tempéraments humains : l’oeillet, « Il a une agressivité qui provient/ d’une certaine irritation », l’azalée , « Elle est spirituelle et légère »… Le regard de la poétesse va au-delà de la perception, faisant accéder le lecteur à l’essence et au mystère des fleurs.

Derrière le texte poétique apparaît la femme

Derrière chaque description florale apparaît subtilement la femme Clarice Lispector, son imagination, sa sensualité, sa sensibilité, ses ressentis, ses idées matérialisées par les mots et les dessins : la référence ténue à la notion de genre indéterminé  (« Il n’importe que le Soleil soit père ou mère (…) /Est-ce que le tournesol est une / fleur féminine ou masculine? »), à un Etat fort avec des citoyens dociles identiques marchant au pas (Tournesol),  à un régime belliqueux avec deux petits tanks en arrière-plan de l’image. Ces poèmes et ces dessins sont dépourvus de noirceur. Des clins d’oeil remplis d’humour, des lueurs d’optimisme sourdent : « c’est la splendeur / qui naît de la stérilité despotique ». L’amour de la vie, de la nature de Clarice Lispector, sa finesse d’esprit, ses valeurs fraternelles,  (« Un bouquet / de violettes équivaut à ‘aime/ les autres comme toi-même’ « ), sa sensibilité religieuse (La fleur des champs de blé, «La fleur des blés est biblique», L’angélique,  «Son parfum est de chapelle. / Elle porte l’extase. Elle rappelle l’hostie (…)»), son plaisir à jouer malicieusement avec les mots (L’angélique qui porte en son nom la racine «ange» a un «intense parfum sacré») perlent dans ses descriptions et dans ses discours lumineux et colorés. Elle intervient même parfois explicitement, se confiant au lecteur avec un sourire complice : « Je mens : j’adore les orchidées », « c’est le cas d’une de mes amies », « J’ai reçu de mon amie plein d’azalées blanches qui ont parfumé tout le salon ». L’anecdotique s’introduit alors dans le poétique.

Le blason de fleurs

Comme elle propose dans ses différents ouvrages (1) une nouvelle forme d’écriture et de nouvelles formes romanesques, Clarice Lispector offre avec De natura florum un nouveau genre poétique : le blason de fleurs.

(1) D’autres ouvrages de Clarice Lispector :
Un souffle de vie (pulsations)
Près du cœur sauvage
Agua viva
La femme qui a tué les poissons

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