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De l’usage des abysses

19/09/2022 | Livres | 2 commentaires

De l’usage des abysses
Marie Fersac
Les découvertes de la Luciole (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Marie Fersac : De l'usage des abysses Un roman à la structure éclatée

Le roman à la structure éclatée de Marie Fersac, intitulé De l’usage des abysses, plonge  le lecteur dans les profondeurs de la mémoire, de l’Histoire et de leurs mystères comme l’indique le titre métaphorique. Ce récit bourgeonnant aux diverses facettes, s’apparentant à un puzzle, est original et multiple.   Lieu d’une quête afin de comprendre et de se comprendre, il se présente au premier abord comme  une autobiographie partielle, un journal rédigé en vrac sur des feuilles volantes dont les notes  seront reprises, commentées, ordonnées par le fils de la narratrice. Puis le lecteur apprend qu’il s’agit d’une fiction, mais une fiction fondée sur des événements réels, historiques. Cet ouvrage plein de compassion, d’humanisme, révèle des faits,  délivre des enseignements, incite à réfléchir sur l’humain, la société, la mémoire, l’Histoire et leur corollaire le déni.

Dans De l’usage des abysses,  plusieurs époques se superposent, présent et passé se tissent, différents indices d’énonciation se croisent, diverses voix se font entendre : celle de la mère, la narratrice, de son fils qui orchestre ses propos et les commente et celle de nombreux autres témoins.

Retrouver et comprendre son passé

Au moment où débute l’ouvrage, hospitalisée, en fin de vie, la mère qui n’avait jamais demandé d’aide, sollicita son fils pour organiser et ordonner  les multiples notes qu’elle avait prises ( “des feuillets (…) éparpillés sur le plan de travail de la cuisine, incongrus parmi les casseroles et la poêle qui sèchent sur un vieux torchon au liseré délavé”) lors de recherches après s’être rendue  dans des administrations, après avoir fouillé  au plus profond de sa mémoire.

Tout commença, en effet,  lorsque jeune femme, la narratrice que son fils désigne affectueusement  par le terme « mutti », découvrit incidement, avec stupeur,  sur son extrait de naissance la mention née  « au Camp” et qu’elle se heurta au violent refus des employés de Mairie de lui révèler en quoi consistait ce Camp de l’après guerre. Elle voulut savoir, comprendre : “Qu’est-ce que le Camp ? Qui y a été détenu ?”. Elle entreprit alors de nombreuses démarches pour appréhender les raisons de ce déni administratif, pour retrouver et comprendre son passé. La tâche fut immense et se poursuivit longtemps.

Dans les nombreux feuillets abandonnés dans sa cuisine, sont mêlées tout à la fois son histoire et l’Histoire, qui se fondent sur ses souvenirs  souvent flous, difficiles à extraire, parfois inventés : »Et pourtant certains de ces souvenirs n’en étaient pas. // Tu avais tout inventé, brodant autour de petites phrases obsédantes ». De faux souvenirs pourtant vrais, comme l’explique Boris Cyrulnik. Des traces transfigurées par l’émotion, le ressenti, l’imagination,  gisant au fond de la mémoire. Le contexte référentiel temporel, quant-à lui, est précis, faisant alterner sans ordre chronologique les années 50 et les années 1997, 2012, 2015. Mutti dit, montre, dénonce. Elle révèle qu’après la guerre encore, en France, il existe des camps hébergeant « déplacés, réfugiés, émigrés, travailleurs forcés, politiques… ». Petite fille, elle-même a vécu, ce dont elle ne se souvenait plus, parmi ces « indésirables », ces rejetés. Une crise du logement sévissant, les conditions de vie étant très chères, son père avait accepté la proposition de son employeur d’aller vivre au Camp : « Quand le directeur de la poudrerie m’avait prévenu qu’un logement se libérait au Camp, j’avais hésité, mais avec un enfant à charge et bientôt un deuxième à venir, je n’avais pas le choix ».

Les Camps

Dans cet ouvrage non linéaire, morcelé, où des moments marquants de la vie de Mutti  désormais âgée  sont donnés à voir,  où plusieurs voix  se tricotent, l’histoire des Camps dont peu de choses sont dites, – les contemporains préfèrant oublier cette gênante époque au sombre visage -, est évoquée. La vie dans un Camp a permis à la narratrice d’acquérir une grande  générosité, une grande ouverture d’esprit. Dans ces Camps, toutes les nationalités vivaient ensemble,  les frontières communautaires étaient absentes. Pour l’enfant, puis la femme qu’elle devint, l’Autre est avant tout un Humain. L’enveloppe corporelle n’importe pas : « Tu disais que la couleur des gens n’était pas importante (…) Tu disais que devant toi se tenaient des êtres humains, un point c’est tout ». Seul l’humain compte quelles que soient sa nationalité, sa couleur de peau, sa religion.

L’écrivaine, mêlant fiction et réalité dans un ouvrage où, en toile de fond, affleure la référence à d’autres Camps (« Je rêve que je suis prisonnier en Allemagne, que je vais mourir là, oublié de tous, dans le froid et les humiliations permanentes ») se fait la porte-parole des rejetés, des malheureux, des précaires. Du singulier, elle accède au général. Elle aide à ne pas oublier le passé dans une fiction où « les événements historiques, eux, sont bien réels ».

Avec  délicatesse, émotion et sensibilité, Marie Fersac exprime dans son original roman mosaïque  ses révoltes devant la souffrance, l’indifférence, le rejet de l’Autre. Un ouvrage nécessaire dans notre monde individualiste et  belliqueux.

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2 Commentaires

  1. Marie Fersac

    J’ai été émue aux larmes à la lecture de la recension que vous avez faite sur les Abysses. J’ai passé douze ans de ma vie à écrire ce livre, débuté lors d’une hospitalisation. Puis j’ai laissé le texte en plan pendant deux ans, y rêvant la nuit, trouvant des solutions qui s’étaient évanouies au petit matin. Et un jour, LA solution était restée à mon réveil et je n’ai eu aucun mal à agencer les chapitres et terminer l’ouvrage.
    Je voulais – par le biais de ce texte – être la voix de ceux qui n’ont pas voix au chapitre, la voix des oubliés et indésirables de la Terre. Ne jamais succomber au désespoir quand tout paraît perdu… Ne jamais accorder de place à l’oubli pour ne pas recommencer les mêmes erreurs, génération après génération… Ne plus entendre cette phrase obsédante que je divaguais et que non les camps n’avaient pas existé après 1945 en France.
    Alors, merci, merci, Annie, de me permettre d’être sûre d’avoir atteint mon but : ça, c’est un cadeau inestimable que vous me faîtes…
    Marie Fersac

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  2. Annie Forest-Abou Mansour

    Oui, il est important, essentiel, d’être la voix des sans voix, de ne pas oublier le passé, surtout dans notre monde en danger où certains retournent le sens des mots, des valeurs, de l’Histoire.

    Réponse

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