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Coup fourré rue des frigos

18/06/2016 | Livres | 1 commentaire

Coup fourré rue des Frigos       
Alain Amariglio & Yves Tenret      
Editions Noire/La Différence (2016)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image coup fourré.jpg Les Editions de la Différence contribuent une fois encore à la reconnaissance d’un genre longtemps perçu comme un divertissement de second ordre.  La parution de nombre de leurs ouvrages dans la collection « Noire/La Différence » prouve qu’en ce début de XXIe siècle, la distance entre la littérature dite classique et la littérature policière s’estompe, si ce n’est disparaît. C’est ce que le lectorat peut constater avec Coup fourré rue des frigos  livre écrit à quatre mains par Alain Amariglio et Yves Tenret qui, faisant foin de la pléthore de violence et de sexe du roman noir des années soixante, propose un ouvrage sociologique, critique, humoristique… original et novateur.

    Les deux écrivains ancrent leur  roman dans le quotidien contemporain d’un anti-héros, déjà rencontré dans Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles *, Walter Milkonian, ancien professeur de dessin fortement dépendant de la boisson,  «  collé à la retraite d’office » par son ancien lycée. Ce  loser  caricatural, au demeurant fort sympathique, va aider un ami, Adel Paoli, instituteur « par vocation », soupçonné du vol d’un tableau encombrant sa salle de cours, « une vieille croûte qui (lui) tapait sur les nerfs », mais qui est en réalité  l’œuvre du célèbre peintre chinois Yu Hao, devant « valoir, au bas mot, 3 millions de dollars ».

    Tous les ingrédients du roman policier pimentent l’ouvrage : suspens, angoisse, morts suspectes  de l’Inspecteur de l’Education Nationale et de l’artiste chinois Wang Zhen, double jeu de Claire Parisot, la directrice sexy, attirante  et volcanique,  de Sabine, la bibliothécaire de l’école , « une petite souris d’environ trente ans aux yeux marrons, aux dents étincelantes » qui porte des bottes Hermès malgré un travail à mi-temps.

    Mais très vite, le lecteur découvre un ouvrage particulier, surprenant.  En effet, l’urbanisme parisien avec « la reconstruction d’un quartier entier » du XIIIe arrondissement « en style postmoderne »,  l’univers artistique  contemporain avec Paul Klee, Kiki Smith, Jim Shaw, Pettibon, Pajak… et le milieu scolaire se tricotent au fil des pages dans une intrigue bien menée et alerte. Walter, alcoolique, souvent apathique, « complètement vaseux »,  anti-héros  accoutumé à  toujours s’apitoyer sur lui-même, loin du fin limier traditionnel, est un critique d’art doué et un  détective  perspicace. Il arrive malgré ses pertes de mémoire, son accablement physique et moral fréquent  « A vrai dire, il n’avait rien d’un volcan, et moins que jamais ce matin-là, mais tout d’une vieille loque baignant dans une flaque d’eau pisseuse » à trouver la solution aux problèmes d’Adel. Tous les repères d’un monde qui se fie aux apparences sont brouillés. Le détective, autrement dit « le bon » dans l’univers manichéiste du roman policier traditionnel du début du XXe siècle, est dans cet ouvrage un marginal, alors que le richissime John Ming, un « grand chinois, athlétique et élégant », propriétaire d’une galerie d’art, « entrepreneur culturel », est en réalité un dangereux mafieux. La belle Claire Parisot flirte avec ce milieu peu recommandé et peu recommandable afin d’obtenir soi disant de l’argent pour son école.  En effet, le manque de moyens dans les classes de quartiers,  l’école qui se transforme en garderie, la difficulté des enseignants à faire ce pourquoi ils sont payés sont dénoncés. Les auteurs critiquent l’Education Nationale où « tout part en sucettes » :  son système de notation par compétences compliqué gratuitement, les inspecteurs au  « ton immuables que les profs connaissaient bien, le ton des donneurs de leçon de droit divin, des jeunes ministres et des vieilles chancelières, l’éternel ton de l’Autorité », l’absence d’aide de la part de la hiérarchie, l’ironie de la ministre (« leur ministre ne venait-elle pas de déclarer ironiquement : ‘Enfin, ces gens, ce n’est pas l’argent qui les attire, sinon ils ne se feraient pas enseignants !’ »), les professeurs désormais recrutés à « Pôle Emploi, ou même au Bon Coin (….) ». Bien que les auteurs ne rédigent pas une œuvre militante, ils glissent tous les défauts de la société au fil de la narration : la pollution, l’exploitation des sans papiers, « les pauvres chassés hors de la cité », la corruption, la mafia chinoise.   Au-delà d’une simple vocation de distraction, leur ouvrage nous apporte des vérités.

    Le plus remarquable de Coup fourré rue des Frigos est le mélange des niveaux de langue, l’utilisation du style indirect libre, la   retranscription du langage parlé  contrastant avec un vocabulaire recherché  (« déesse callipyge », « dipsomanie endémique »), spécialisé (« fidèle à ses idiosyncrasies »), technique  et précis (« Voici la vision chinoise de l’univers ! Le flou, le lointain reflètent l’esprit de contemplation plutôt que la chose contemplée et c’est devenu une vision moderne, universelle ! Montrer en dissimulant, briser et faire trembler la ligne directe, tracer les détours de la promenade (…) ». Cette alternance systématique est un procédé d’ironie et d’humour dans la mesure où elle souligne les oppositions entre les deux types de langage : « « Résigné, il avança , tel l’un des bourgeois de Calais de la sculpture éponyme de Rodin (…) ».  Les nombreux implicites culturels constituent  d’innombrables clins d’œil au lecteur : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », « quel allumé quand même, l’ermite du Croisset ! », « Luxe, calme et volupté. » ou  l’expression créée par les écrivains qui évoque la métaphysique  vide de Pangloss : « Walter (…) malgré son habituelle distance spinozisto-ethylo-éthico-cynico-post-situationniste »…. Les onomatopées, les comparaisons originales,  comiques (« il s’était retourné sur son matelas moisi, telle une vieille chipolata grésillant sur un barbecue « ), les descriptions esthétiques (« (…) des grues en vol, , une estampe japonaise, des oiseaux traçant des cercles dans le ciel, (…)  des tourbillons dans l’eau, des vols d’oiseaux et des chevelures de femmes (…) », l’humour (« Par la sainte mycose du gros orteil gauche de Tschoung Tseu ! ») montrent qu’il ne faut non seulement pas tout prendre au premier degré, que le lecteur plonge souvent dans la caricature,  mais aussi  prouve le renouvellement du roman policier rappelant dans certains passages l’écriture de L’Assommoir ou du Voyage au bout de la nuit. 

    Au-delà d’une simple vocation de distraction, Coup fourré rue des Frigos  révèle des vérités sociologiques, politiques, et surtout,  le plaisir de l’écriture et de la lecture, le plaisir de découvrir tous les sens et toutes les richesses du texte.

 

  • Voir la chronique : http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2015/02/22/coup-de-chaud-a-la-butte-aux-cailles.html

1 Commentaire

  1. yves tenret

    Merci mille fois de votre fidélité à ce bon vieux cher Walter…

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