Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles.
Yves Tenret
Noire/La Différence
Editions de la différence (mars 2015)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Mars 2015 : les Editions de la Différence, maison d’éditions connue et reconnue, originale, ouverte à tous les talents, innove une fois de plus avec, cette fois, une nouvelle collection, « Noire/La Différence », donnant ainsi naissance à ses premiers polars. Le roman policier s’installe parmi des œuvres artistiques, romanesques, poétiques, des essais… d’artistes français et étrangers, souvent novateurs, singuliers comme Tom Lanoye *, Jean Peyrol **… Un nouveau genre, un nouveau style sont proposés aux lecteurs. Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles appartient à ces nouveautés.
Dans Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, Yves Tenret promène le lecteur dans le XIIIe arrondissement de Paris, la Butte-aux-Cailles, nom correspondant très bien à un titre de polar. Le personnage principal, Walter Milkonian, professeur au « lycée Louis de Cazenave, place Rungis », qui arrivait régulièrement ivre en cours, est « mis d’office à la retraite » par son directeur. « Devenu ignoble », ayant passé « quasiment six mois sans dessouler », il est aussi congédié par sa compagne, mère de ses enfants. Il se réfugie donc chez César, « un arnaqueur professionnel ». C’est alors que brusquement des questions se posent à lui suite à la mort d’un certain nombre de ses amis (« Et oui, en six mois, non seulement Walter avait perdu son emploi, son logement et vu sa vie affective jetée au rebut, il avait en plus perdu quatre de ses plus vieux potes, tous nettement plus jeunes que lui. Shit ! Il flippait à mort ».) et à un massacre dans un salon de massage du quartier : « six personnes ont été assassinées dans un salon de massage ». Le trait d’union entre tous ces morts est César toujours présent sur les lieux des tragédies. Qui est donc réellement César ? Que manigance-t-il ?
Tous les ingrédients du roman policier « traditionnel » pimentent l’ouvrage d’Yves Tenret : la violence, les crimes, (« Il y a eu du rififi au salon de la Fleur de Prunier. Ça a saigné. Les bourres ont trouvé au moins une demi-douzaine de corps (…) »), le suspens, le racisme généralisateur, incapable de différencier, entre autres, entre Machrek et Maghreb, (« Libanais, marocain, tunisien, algérien, c’est du pareil au même. Ils parlent la même langue et ils s’entendent comme larrons en foire ».), le sexe et bien sûr un lexique familier, populaire. Mais une pincée supplémentaire d’originalité inscrit l’ouvrage dans la nouveauté. Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles se situe à la limite de la parodie du roman policier avec sa chute qui interpelle le lecteur, (« Bordel de Dieu, ça allait être terriblement difficile de lui vendre cette histoire, à elle, aux autres, à vous et à n’importe qui, non ? »), son enquêteur atypique, imparfait, un sinistre alcoolique, loin du fin limier infaillible traditionnel. Par moment Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles devient même un roman épique avec des amplifications humoristiques, des descriptions hyperboliques. En outre, ce n’est plus la recherche du suspect qui intéresse, c’est désormais d’arriver à comprendre ce qui se passe dans les salons de massage chinois, le rôle joué par César dans tous les drames, les liens existant entre lui, les victimes, les truands, la police. Walter « désir ( e ) comprendre dans quelle merde le Gros e (st) allé se vautrer ».
Le roman trouve ses thèmes dans les problèmes sociaux, historiques (l’histoire de l’immigration chinoise), politiques, contemporains. Il fait référence à la canicule de 2003 et à « l’incroyable épidémie de décès » l’accompagnant, à la corruption, à la prostitution clandestine, à « la réussite économique de l’immigration asiatique »… Les personnages, des anti-héros grossiers, répugnants, ridicules, bien typés, usent d’un langage vulgaire. La destruction de leur syntaxe, la gravelure du lexique, concrétisent leur caractère marginal et souvent asocial. Yves Tenret raconte une histoire contemporaine et fait parler ses protagonistes en termes réalistes, crus. Les grossièretés glissées dans les dialogues signalent au lecteur qu’il est dans un polar, mais disent aussi le désir du narrateur de faire voler en l’éclat l’écriture classique, « littéraire » et d’inscrire son roman dans une époque qui se délite, se vide de ses valeurs, sombre dans la dépression : « les gens n’avaient plus envie de vivre ni la force de se défoncer aux antidépresseurs, et la mort était pour eux un soulagement ». L’écriture, comme la vie donnée à voir, ne fait pas rêver. Toutes deux se vivent comme une perte d’équilibre, une menace. Le lecteur déambule davantage dans la répulsion que dans l’attraction. L’évolution des personnages dans des lieux et des décors dégradés, putrides, (« … des lustres en forme de grotesque lampe de chevet diffusaient une lumière jaunasse, pisseuse, dégoulinante »), plonge le lecteur dans un monde médiocre, corrompu et entraîne une critique sociale caricaturale, relativement éloignée de la fiction documentaire. Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles est avant tout un ouvrage descriptif, ludique, l’aventure d’une écriture souvent fantasque.
En effet, Yves Tenret joue avec le langage, multiplie les énumérations, les répétitions dans d’amples phrases. Les objets s’accumulent dans l’appartement de César, victime semble-t-il du syndrome de Diogène, il « entassait dans tous les coins, des tubes de chips vides, des boîtes d’œufs vides, des pots de yaourt vides, des bouchons en plastique de toutes les tailles et de toutes les couleurs, cinquante sortes de papier d’emballage, des élastiques, des rouleaux de ficelle et mille autres saletés au statut indéterminé dont des boîtes vides de Remergon Sol’Tab et de Carbosylane, des boîtes vides de Lexotan 6 mg (….) ». Le narrateur use de phrases accumulatives créant un effet d’amplification que ce soit pour les décors, les portraits physiques ou moraux précis des personnages.
De surcroît, le mélange des niveaux de langue, des styles direct, indirect libre, le récit et le discours tricotant la langue des personnages et celle du narrateur appellent l’attention. Des expressions et termes familiers, argotiques, vulgaires ( « tirer des coup en loucedé derrière le dos de sa touffe », « sucer la bite », « Noiches ») renvoient à des univers marginaux, équivoques, malfamés, créant une illusion de réel tout en permettant au lecteur de s’acoquiner au monde du milieu. Le langage parfois recherché, les clins d’œil culturels avec par exemple la référence implicite à Baudelaire et à Verlaine (« C’était la haine qui créait un lien entre ces loosers et ces saturniens englués dans leur spleen (…) »), à Frida Kahlo, procédés ironiques et humoristiques glissés dans le récit, mettent davantage en valeur la médiocrité des personnages et signalent le recul narratif de l’écrivain.
La forme quelque peu dévoyée du roman policier traditionnel s’inscrivant dans un soupçon de surenchère révèle avant tout l’aspect nouveau, humoristique et ludique de Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles
*http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2014/09/27/troisiemes-noces-5456648.html
**http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2014/09/27/troisiemes-noces-5456648.html
Merci. C’est bien vu !!!