Corps de fille, corps de femme
Voix d’écrivaines francophones
En partenariat avec le Parlement des écrivaines francophones
Edition des femmes Antoinette Fouque (février 2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Quinze nouvelles qui disent le corps féminin
L’ouvrage collectif Corps de fille, corps de femme regroupe quinze nouvelles d’écrivaines, de poétesses, d’universitaires issues de pays et de continents différents, appartenant au Parlement des écrivaines francophones. Ces écritures féminines et féministes s’inscrivent dans la revendication indirecte ou directe à travers différentes histoires : fictions, autofictions ou confidences. Comme l’indique le titre, le corps féminin, la féminité sont les sujets récurrents des nouvelles. C’est la femme, – non plus l’homme -, qui dit le corps féminin, sans censure, qui dit son intériorité, son ressenti, son vécu, sa gestualité. Le « corps saturé de récits » (Ton corps et toi, en pointillé d’Emma Belhaj Yahia ), prisonnier des mots, des préjugés, des carcans sociaux-culturels, les femmes, longtemps baillonnées, écrivent leur corps sans tabou pour l’appréhender et se l’approprier totalement, s’acceptant telles qu’elles sont : »je n’arrête plus d’écrire et je m’en fiche si je ne suis pas comme les autres parce que quand j’écris je suis moi » (Le sapin de Noël et Dorothy Lamour d’Alicia Dujovne Ortiz). Dans cet ouvrage, les représentations du corps, les discours, les récits sont pris dans des contextes historiques, sociologiques, culturels, imaginaires, moraux, religieux liés à des lieux géographiques de création et de vie. Les femmes désormais expriment ce qui devait être caché et tu, ce qui était considéré comme honteux, comme en l’occurrence, les règles, « tabou ancestral », qualifiées d’impures. Elles osent nommer l’innommable pour les esprits archaïques (confer le champ lexical des menstruations : règles », « serviettes hygiéniques adhésives et jetables », « culottes », « sang« … dans la nouvelle d’Emma Belhaj Yahia) et clamer que ce sang qui coule est « symbole de vie triomphante » (SuzanneDracius). Elles ont le courage de »briser les chaînes qui (leur) effleur(ent) souvent l’esprit » comme quitter un mari autoritaire et dominateur (Amina, Samia, Keltoum et les autres… d’Anissa Bellefqih) ou même, dans la description en mouvement de toute une gestuelle fondée sur des connotations érotiques (« Juliette chevauchait avec célérité un cheval qui n’était rien d’autre que son camarade Ruben » dans A Juliette de Marie-Rose Abomo-Maurin), frapper et critiquer violemment un garçon auteur de gestes déplacés. Les cris du corps et du coeur se font entendre dans des textes aux différentes instances narratives, mêlant première et troisième personne du singulier.
Les diktats imposés par des sociétés androcentrées
Ces nouvelles, espaces textuels concentrés et denses, proposent des expériences intimes où sourdent un vécu et un réel – cristallisation d’instants forts et traumatisants, tableaux de moeurs réalistes émouvants – d’une grande intensité et d’une grande force. Ces brefs récits exposent la complexité et les difficultés de l’être au monde féminin essentiellement dans les pays du sud. Ils révèlent et dénoncent les diktats imposés par la société : diktats comportementaux ou vestimentaires (« Ne pas se trouver seule tard le soir dans la rue, dans un train, dans un métro. Et je ne parle même pas du décorum vestimentaire sans lequel tout incident serait imputable à celle qui aurait l’audace ou l’inconscience de s’en écarter, plutôt qu’à des mâles ainsi provoqués » Une question de territoire, Cécile Oumhani) ou simplement, c’est très révélateur, l’interdiction pour une fillette de choisir un vélo sans barre horizontale : « Un certain modèle vous était attribué, sans compromis possible. C’était cela ou vous passer de l’objet que vous convoitiez ». (La première bicyclette, Lisa Gauvin). Ils montrent les tragiques conséquences de la répudiation pour une femme « qui a déjà servi », femme réifiée comme un vulgaire objet inutile, désormais non reconnue, livrée à elle-même, abandonnée à la solitude et à l’indifférence (Le Cri de Sophie Bessis). Ils soulèvent la question du genre. La nouvelle de Bertina de Cosnac, appartenant au registre fantastique, pose avec humour la problématique du sexe des anges. Un narrateur- voyageur assiste, derrière le hublot d’un avion, à une révolte séraphique : « Oui, nous exigeons : des anges au prénom de femmes. / C’est largement justifié ! / Revendiquons !/ Brandissons. /Explosons./ Comment met-on un gilet jaune sur les ailes ? ». Tous ces récits disent la femme manipulée, dominée, privée de liberté, la petite fille noire de sept ans ostracisée par le racisme d’une professeure de danse qui lance avec mépris « la danse classique n’est pas faite pour les Noirs ». Ils dénoncent le corps caché mais aussi le corps exhibé, le corps objet des fillettes vedettes plongées dans l’industrie du cinéma. Ils pleurent les corps massacrés, mutilés par la violence des bombes. Ils hurlent dans un récit mis en abyme (Le monde sur ses épaules, Madeleine Monette) celui des jeunes migrantes forcées de « payer avec (leur) corps » les passeurs avant d’être jetées dans une ignoble misère dans le pays dit d’accueil
L’écriture du corps
Avec des rythmes variés, des registres divers, la musique du lexique, son métissage savoureux (« pa chokolaté ti kow ! »), des jeux de mots pleins d’humour (« mon beau cousin Frantz habillé à la dernière mode arborant pantalons pattes d’éléphant et chemise à col pelle à tarte, pas tarte du tout (…) »), des clins d’oeil plaisants : le Notre Père féminisé (« Ma Mère / qui es aux cieux, / que ton nom soit sanctifié (…) », l’apostrophe lyrique de Don Diègue, intertextualité amusante et amusée, devenant « Ô rage, ô tonnerre », toutes les écrivaines, dans des démarches tout à la fois personnelles et collectives, combattent pour la liberté, le refus de l’emprisonnement du corps dans un corset de préjugés et de clichés. Elles luttent pour sa reconnaissance et son acceptation. L’écriture est libérée et libératrice. Le corps rendu visible n’est plus appréhendé à partir d’un prisme traditionnel, archaïque et machiste. Il est en effet impératif que ce ne soit plus « la morale des hommes, leur politique, leur obsession du pouvoir, la phobie de leur impuissance, leur masculinité exacerbée (…) » qui s’imposent.
Humanistes, courageuses, ces autrices montrent que la femme n’est pas qu’un « gibier à traquer », qu’elle ne se réduit pas à son sexe et à ses fonctions biologiques. La femme réfléchit, écrit, agit, lutte pour ses soeurs et pour les humains en général : « L’antiracisme va de pair avec le féminisme ». Ces auteures toutes dotées d’un grand talent, manient l’écriture avec brio, jouant parfois avec le lecteur dans des nouvelles à chutes- coups de théâtre, avec des clins d’oeil humoristiques, littéraires et culturels. Attrayantes, agréables à lire, bouleversantes, leurs nouvelles en faveur des femmes mais aussi de tous les humains meurtris par les préjugés, l’intolérance et la violence sont également une incitation à la réflexionet au changement. C’est un moyen de favoriser l’évolution des représentations et des visions du monde.
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