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Chronique de l’ère mortifère

10/03/2014 | Livres | 2 commentaires

Chronique de l’ère mortifère      
Frédéric Baal     
Editions de la Différence (2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   image chronique.gif Dans son roman non roman, Chronique de l’ère mortifère,  Frédéric Baal, avec un large éventail de choix énonciatifs,  tente de faire adhérer le lecteur à sa conception/déception de la société contemporaine. Les entraves des multinationales, les abus des soi-disant grands de ce monde, (Deux cent cinquante millions de dollars de bénéfice l’année dernière !… et net d’impôt ! … si nos esclaves du traire-monde ne travaillent pas pour nous, pour qui travaillent-ils donc, je vous le demande… nous tenons ces chiens en laisse !), les agissements mortifères des responsables des Etats, des élus  et de nombreux être humains égocentriques et égoïstes, vivant simplement le moment présent  sans penser à l’avenir, tels des chancres insidieux et proliférant, tuent la justice, la fraternité, l’égalité, l’art, l’écologie et asservissent l’être humain et son environnement : « L’usine salissait l’eau de la rivière. Poissons infectés. Sols pollués. Pêche et jardinage funestes. Tumeur dans l’estomac et cancer du poumon. Nettoyaient leurs installations et les œsophages des riverains. (…) Rassurez-vous, une mort restée inexpliquée s’explique par l’au-delà. Cercueil avec service après-vente ».

     Au cœur de pays fictifs, mais pourtant tellement vrais comme  « l’Anglepoterre », le lecteur découvre un décor dégradé, délabré : « (…) maisons chétives et maussades plantées à contre-jour. Tristes rues enténébrées. Immeubles gris de poussière.(…) Trottoirs que les pluies ont défoncés. Façade noircie du bureau de poste. (…) Carcasses de voitures blanchies par les fientes d’étourneaux ». L’esthétique du pourrissement (« Pommes pourries dans un cageot »), du délabrement est le substrat du texte.  Le lecteur observe l’effondrement du monde. La quasi-totalité  des termes de l’ouvrage connote l’idée de quelque chose qui s’achève, qui se meurt. Le liseur assiste à la décadence, à la déchéance de la société, à sa progression vers la servitude et le néant.

    La verve satirique de Frédéric Baal  accuse violemment et vertement une société injuste, inégalitaire et  tyrannique. L’auteur nous donne à entendre une « Mme Tas-de-fer », méprisante, arrogante, dominatrice, donnant des leçons de politique machiavéliques. L’esprit rempli de clichés colonialistes, racistes, sociaux, elle s’indigne que « nos indigènes ne sont plus ce qu’ils ont été… (elle a) peine à croire qu’ils veuillent s’affranchir de notre tutelle ». Les pauvres, êtres selon elle inférieurs,   responsables de leur pauvreté n’ont qu’à l’accepter : «ils exagèrent leur malheur…ils cèdent à la tentation du pathétique… mourir ! … un fait divers tellement banal !… d’ailleurs, la mort est à la mode… ne pouvaient-ils naître civilisés comme nous ? ». Frédéric Baal, à travers les propos  dédaigneux  de madame Tas-de-fer dénonce le libéralisme sauvage et ses inégalités : « j’ai un sens très vif de l’iniquité…(…) les rapines d’une classe restreinte prévalent sur les droits des travailleurs et la protection de l’environnement ! … nous n’en sommes pas à une infamine près !… » Non seulement la politique, mais aussi la culture, la religion sont  touchées par la décadence. La culture « anémiée (est) à la mode »,  « un aspirateur enfermé dans une cage en plexiglas » devient une œuvre d’art. Le plaisir de lire disparaît. Désormais avec les liseuses, « le devenir écranique », le lecteur ne cherche que l’information rapide : « la lecture fléchée… vous parcourez des yeux, introduit par une flèche, un très court extrait d’une œuvre (…) le New Roman Zappé »  et ces flèches « vous aident à traverser au pas de course les fragments nécessaires à l’intelligence – la plus limitée possible, rassurez-vous ». La langue et la réflexion s’appauvrissent alors, tuant tout esprit critique. Des  « théologiens criminels de diverses confessions interdisent à des milliards de mystifiés l’usage du préservatif… affaire à suivre dans les fosses communes du terrifié-monde ». Dans cette ère mortifère,  le mensonge et la corruption sont  de mise en politique  (« nous établissons notre fortune sur la ruine d’autrui »)  même au plus haut niveau de l’Eglise : « Nous couvrons nos manœuvres d’une apparence de légalité ». « L’Opressus Dei épaule les forces conservatrices… ». La débauche, l’immoralité, les abus d’influence, les injustices dominent notre époque qui se délite, sombre vers le néant. Comme le dit Frédéric Baal « la faucheuse rôde partout ». Les systèmes politiques, sociaux mortifères se banalisent et drainent l’homme vers sa perte.

    La parole de Frédéric Baal est l’écho tonitruant de sa pensée. La chair du mot exulte. Le rythme saccadé, les exclamations, les ruptures syntaxiques donnent une grande véhémence à son  texte. L’écriture de Frédéric Baal est marginale, de l’ordre de la transgression, de la révolte. Frédéric Baal bouleverse la syntaxe,   manie habilement la contrepétrie (« Alibabanque et les quarante valeurs », « La Fonpeine et Le conte de Rire ») joue avec les mots, les fait rimer entre eux : « systole et diastole ». Il multiplie  les néologismes (« une belle fumière »),  renouvelle les clichés, glisse des allusions historiques, littéraires, (« Babillage sans comptage n’est que ruine du parrainage » renvoie, par exemple à La Fontaine, « qu’en eussent dit Barbelé et Pelluchet… ? » à Flaubert,  « Tout est pour le mieux dans le milliardaire des mondes … » à Voltaire) use de l’anagramme, du sophisme. Il tricote l’esthétique (« nos demeures seigneuriales du XVIIIe siècle et de leurs salon au parquet de palissandre, desservis par des portes sculptées, meublés en Boule ou en Chippendale, parés de tableaux historiques, décorés d’armures et de trophées,  de tapisseries à ramages et de tentures de soie brochées d’or… » au grotesque,  mêle un langage recherché doté d’un vocabulaire rare, de verbes conjugués au subjonctif imparfait (« …mes entreprises ne fussent assombries par des revers, ne devinssent hasardeuses n’éprouvassent des vicissitudes … ») à un langage familier, parfois même vulgaire, insérant des phrases argotiques vieillies qu’il actualise par l’introduction d’une expression inattendue : « Je ne vais pas me faire bananer par une poire blette ! ». Le double sens de certains mots renforce l’ironie donnant à entendre la violence de la voix, de l’oral.

    La créativité de Frédéric Baal est un acte de  rupture et de rébellion, un cri de rage et de détresse. Elle sort des normes littéraires traditionnelles. L’écrivain sait que ce n’est qu’en dehors de la normalité qu’on peut pousser à la réflexion, à la liberté,  au changement et au respect des plus démunis. Frédéric Baal est un nouveau Céline (en ce qui concerne l’écriture), un nouveau Voltaire. Un livre à livre car une petite chronique ne peut en épuiser la richesse incommensurable.

2 Commentaires

  1. Nicole Giroud

    Belle critique, vibrante d’enthousiasme et d’empathie: bravo!
    J’aime vos expressions sensuelles et imagées.
    Une toute petite remarque: vous parlez de « choix énonciatifs »: cela « sent » un peu le prof de lettres… vous adressez-vous uniquement à des lycéens ou à l’ensemble des lecteurs?

  2. Annie Forest-Abou Mansour

    Quand un texte est sublime, le lecteur ne peut que s’élever avec lui. Il ne faut pas sombrer dans la vulgarisation, mais rester dans l’analyse littéraire. C’est ce qui fait la spécificité de l’Ecritoire des Muses et ce que recherchent les lecteurs, les écrivains et les éditeurs.

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