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Chagall ou la longue lettre au fils

31/08/2013 | Livres | 1 commentaire

 

Chagall ou la longue lettre au fils.       
Isabelle Pouchin
Editions Gaspard Nocturne (2013)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image Chagall.jpg Après le sublime poème récit, L’Amour profane de Basilius Besler, Isabelle Pouchin offre de nouveau aux lecteurs un magnifique  poème narratif de cent huit pages intitulé Chagall ou la longue lettre au fils.  Avec une écriture qui s’écarte de la communication triviale, le narrateur, un homme emprisonné (« j’ai été isolé, cadenassé dans / trois mètres carrés : un rat, quasi / ni livre ni musique, rien, l’obscurité complète attendre ») s’adresse à son fils et lui explique les raisons de son incarcération. Il veut se donner à voir à son enfant sans fards : « dans ces lignes, tu peux me lire tel que je suis / sans masque, sans l’apprêt boutiquier que la vie en société te colle sur le nez » et lui faire comprendre le sens de son geste aux sombres conséquences

    Ancien conservateur dans un musée national,  entretenant un rapport charnel avec les tableaux, passionné d’art et surtout amoureux de la peinture de Chagall, cet esprit libre a sauvé au risque de sa liberté les toiles de ce peintre  qui fait vibrer les couleurs et la lumière : « j’ai réussi à mettre en sûreté les tableaux de Chagall / oui, ils sont à l’abri, ces tableaux, je les ai fait / partir de nuit, à l’étranger, en lieu sûr/ et cela n’a pas été monnayé, je t’assure (…) ». Ce sauvetage impulsif (« Je ne supportais plus leurs mains sur les tableaux (…) ça m’est tombé dessus comme un coup de sang, cette révolte »),  marque de la liberté et du courage humains, est un prétexte pour brosser le portrait de Chagall. Le narrateur atteint sa personnalité, son talent avec le recul du temps, de l’écriture. Le lecteur suit la vie et l’œuvre de l’exilé, juif et russe, dont les tableaux lyriques et surréels  s’opposaient à la vision de l’art  nazie (« quand les nazis, en 1933, ajoutent à leur liste d’artistes dégénérés le nom du peintre») et de l’art  bolchevique (« Chagall, quand il commence à comprendre que le régime communiste écrase la liberté, broie l’individu, quand il réalise que l’art est mis exclusivement au service de la répression … »). Il découvre le peintre, poète et musicien, homme libre qui « fait voler ses maisons ses vaches ses paysans ; (qui promène) sa tour Eiffel  (…) à dos d’âne ».

    Le narrateur,   un « de ces passeurs (…) qui se seraient fait couper en deux pour les yeux noirs de Bella » est un esthète opposé au « diktat du présent, (au) refus de la complexité, (à la)  haine de l’altérité, (…) (aux) journalistes complaisants, (aux)  intellectuels veules, intéressés, pourris des rivalités, des modes, des écoles », un homme libre aux prises avec des geôliers incultes évoluant dans une société où règne l’ordre fallacieux de la force. Dans Chagall ou la longue lettre au fils, la réalité est perçue à travers le regard d’un prisonnier doté d’une forte conscience critique qui décrypte avec acuité le réel. Son  soliloque rapporte les événements après un travail de réflexion, de maturation, de conception visant la Beauté : « je veux que chaque mot soit l’écrin parfait à une pensée (…) pour toi je veux le meilleur ».

    A l’image de la liberté de penser du  narrateur et de la liberté de peindre de Chagall,  la liberté de l’écriture  d’Isabelle Pouchin aboutit à l’éclatement des structures narratives traditionnelles. Le rythme, le souffle de l’écriture favorisés par les retours à la ligne, la ponctuation chaotique et parfois inexistante, les anaphores (« dodo, ne t’inquiète pas mon amour (…) dodo, mon amour, (…) dodo mon enfant » ou « c’est peindre/ c’est se souvenir/ c’est ramasser les débris du naufrage longtemps »), les allitérations (« et blanches braises des bouleaux/ le bon vertige Bella chantonne »), les assonances,   créent la musique,  la cadence et la poésie du texte. Parfois, la beauté déraille à cause d’un mot vulgaire rappelant que le narrateur amoureux de l’esthétique, en rupture avec les valeurs de son époque,  est englué dans un monde où règne la médiocrité.

    Chagall ou la longue lettre au fils,  long poème narratif, décline le regard d’un prisonnier sur sa vie, l’Histoire, la peinture,  donnant à entendre en creux la voix de son épouse, de son fils et surtout celle du peintre Chagall. Cet ouvrage constitue une véritable anthologie originale et poétique d’un peintre porteur d’énergie créatrice et d’espérance qui a retenu les leçons du fauvisme, du cubisme, du surréalisme pour mieux s’en libérer.

 

 

Vous pouvez trouver une analyse sur L’Amour profane de  Basilius Besler d’ Isabelle Pouchin sur         http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2012/04/01/l-amour-profane-de-basilius-besler.html

1 Commentaire

  1. René Thibaud

    Quelle belle lecture !
    Véritablement, vous semblez faire corps avec ce texte, comme Isabelle Pouchin ou son narrateur avec Chagall !

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