C’était notre hymne
Maria Climent Huguet
Traduit du catalan par Carmen Fernandez Montava
des femmes Antoinette Fouque (2025)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’entrecroisement de trois voix
C’était notre hymne de Maria Climent Huguet s’intéresse tout à la fois à des existences individuelles, à une histoire familiale et à ses secrets. Ce roman polyphonique tisse trois voix qui se complètent et se nuancent. Des récits de vie s’entrecroisent et se lient entre eux, miroirs renvoyant différentes facettes de ces Moi et de ces consciences. Trois silhouettes prennent forme croquées par bribes au fil des pensées et des échanges. La respiration d’Erne, – la mère, médecin retraitée -, de Remei, – la fille aînée, psychiatre, mère de Teo -, et de Marga, – la cadette célibataire, fleuriste, jeune femme fragile en proie au doute, ressemblant en de nombreux points à Gina, personnage éponyme du précédent ouvrage de Maria Climent Huguet -, est donnée à entendre avec une écriture collant au réel. Des monologues intérieurs, des flux de pensées et de paroles, des échanges dialogués, portés par une narration non-linéaire et non chronologique, tricotent des allers-retours entre l’instant vécu et les souvenirs, faisant alterner passé simple et temps présent : un fragment de la vie actuelle de trois femmes, s’élargissant au passé, alourdi du poids de ce qui fut.
Une réunion familiale inattendue
Alors qu’Erne, dès le décès de son mari quinze ans plus tôt, s’est installée à San Gimignano, en Toscane, les deux filles vivent à Barcelone. Toutes trois se voient très rarement : « – Ahah ! Et elles sont venues combien de fois en quinze ans ? / -Remei cinq, Marga deux ». Or, à la demande de Remei, un événement inattendu les réunit à San Gimignano. Ce lieu devient le théâtre d’une révélation intime. Les masques tombent. C’est l’occasion qui permet d’accéder à un secret jusque-là tu, de lever le voile sur des non-dits, de se découvrir et de se comprendre.
La langue du silence
Il y a longtemps, de façon apparemment inexplicable, Erne sombra dans un mutisme de neuf ans et deux mois. Pendant tout ce temps, elle ne prononça pas un seul mot, ni à son domicile ni à son travail. En aucun lieu ! Un fait étonnant dont on parla « une année entière » dans leur village : « D’après mon père, si un extraterrestre était arrivé et avait demandé un brandy Soberano à la buvette du coin, on n’aurait pas fait davantage de commentaires ». Il fallut attendre ses sept ans pour que la cadette entende enfin la voix maternelle : « Lorsque je suis née, ma mère ne parlait pas. Elle n’a commencé à le faire que lorsque j’ai eu sept ans ». Aucune explication médicale à cette soudaine aphasie ne semblait exister. Tous en ignoraient l’origine.
Dans ce contexte, une étrange façon de s’exprimer naquit. Comme leur père atteint d’une toux chronique « développ(a) une sorte de ritournelle de crécelle. Il faisait comme ça, tos-tos-tos-toooos !, et ça sonnait comme un sol-si-ré-sooool », Marga eut l’idée d’un hymne, d’où le titre du roman, pour communiquer des idées importantes avec sa sœur : « Depuis lors, lorsque nous avons une chose à annoncer ou à fêter à la maison, nous nous redressons d’abord, le main sur le coeur, tos-tos-tos-tooos et ‘j’ai eu mon examen’, ‘j’ai trouvé du travail’ (…) ». Outre cette onomatopée, elles se comprenaient aussi en « langue du silence », une expression récurrente dans l’ouvrage qui évoque l’absence de paroles, les mimiques échangées dans une famille où l’on verbalise peu ! Ainsi s’installa un langage tacite, miroir de leurs liens invisibles. Dans ce non-dit permanent, le silence prit toute sa place.
Quand les secrets refont surface
Il est des silences qui durent des années, faits de pudeur, de blessures anciennes comme pour Erne. Or, bien après son veuvage, dans des conférences, cette femme, longtemps mutique, met des mots sur son silence, éclairant ainsi sa logique comportementale. En italien, devant un large public, elle dit ce qu’elle n’a jamais pu révéler à ses deux filles dans sa langue maternelle. Une nécessaire prise de distance – à la fois spatiale, temporelle et linguistique – s’est imposée à elle. Sur scène, devant des anonymes, des inconnus, elle revient au monde en expliquant la cause de cette période aphasique de sa vie, en énonçant la violence subie. Elle se délivre, se libère : « Pour moi raconter mon histoire est une thérapie », « une catharsis ». Puis allant du singulier au pluriel, elle donne une voix à toutes les femmes dominées, brimées, violées et, dans un souffle métaphorique, leur tend les clefs pour que s’entrouvre la porte menant vers la liberté : « Et je vous encourage à prendre les clés de votre cage et à ouvrir la porte pour sortir faire ce dont vous aurez envie ».
Au carrefour de la littérature et de la sociologie
C’était notre hymne se distingue par sa densité, non seulement dans la richesse de ses propos, mais aussi dans l’épaisseur de ses résonances. Si son ancrage premier est résolument littéraire, il déborde avec subtilité les frontières du genre pour explorer des problématiques contemporaines, psychologiques et sociales. L’autrice y tisse une trame où l’écriture et le langage deviennent le prisme d’un regard sociologique, embrassant des thématiques actuelles avec une acuité singulière et remarquable. À travers cette hybridation des discours, le texte devient un carrefour où se croisent fiction et réflexion, esthétique et engagement. Erne parle du viol non reconnu comme tel, de l’enfant fruit de cet acte violent, de la honte de la femme violée, victime stigmatisée jugée coupable et responsable, « Avant on laissait une fille enceinte, on ne la violait pas. Si on l’avait violée c’est qu’elle l’avait cherchée, en étant légère (…) », intériorisant sa soi-disant faute, « Moi je l’ai cru, que ç’avait été de ma faute (…) Moi j’ai eu honte de ça toute ma vie », dans une société patriarcale et phallocrate où règne une « éducation chrétienne, nationalo-catholique et apostolique », où les femmes dominées ne sont rien et sont coupables de tout. L’ouvrage aborde aussi l’amour, l’amitié, la sororité, l’adultère, les traumas familiaux (« La famille est une source de traumas réciproques. Je suis sûre que dans toutes les maisons il y a des saletés cachées sous les tapis de l’entrée ») et leur transmission, la tragédie de la perte d’un fœtus, le harcèlement des enfants et des adolescents («… Qu’il a été très marqué (négativement bien sûr) par le harcèlement qu’il a subi durant son enfant et son adolescence. Même si alors le harcèlement n’existait pas. N’avait pas de nom »), le passage du temps, la pression au travail dans le milieu hospitalier («…recevoir des patients à la chaîne, en sortir stressée, angoissée à l’idée d’en achever un en lui prescrivant un médicament contre indiqué dont je n’aurais pas connaissance parce qu’en vingt minutes de consultation je n’ai même pas le temps de lire les historiques médicaux avant les visites »…) »… Traversant des zones obscures mais aussi lumineuses et belles de l’existence, ce roman donne corps au silence, éclaire les failles, recueille des éclats de voix parfois brésillées, dit la beauté de l’amour qui transfigure le réel, (« (…) le monde a changé de couleur. Les madeleines sont meilleures qu’hier. Le soleil est plus chaud, la lumière a davantage de nuances, lui est plus beau, et moi aussi »), tissant une toile de mots où la solidarité féminine devient refuge. Riche nuancier d’idées et d’émotions, C’était notre hymne raconte et embrasse ce qui peut être parfois indicible en mêlant les registres lyrique, humoristique, ironique, poétique, donnant à partager l’univers des trois femmes avec naturel et réalisme. Marga, malgré sa fragilité, s’élève au-dessus de l’apitoiement sur elle-même, posant sur elle et sur son entourage un regard lucide teinté d’ironie et d’humour (« Bref, il m’a empoignée d’une façon telle que j’ai eu l’impression d’être emboutie par un camion »). A travers elle, comme à travers sa mère et sa sœur, mais chacune à sa manière, se dessine une façon d’exister : résister par le silence, le rire ou le sourire, transformer les fêlures et les défauts en force – un acte de résistance douce mais efficace.
Les mots : une musique et une peinture
L’écriture tout à la fois incisive et tendre de Maria Climent Huguet, admirablement traduite par Carmen Fernandez Montava, s’inscrivant dans une structure narrative audacieuse et originale, donne à vivre au lecteur un monde au souffle puissant et lui permet de rencontrer des personnages aux traits épars, mais précis, esquissés à la volée. Il apprend à les connaître au fil des pages, les voit, suit naturellement les mouvements de leurs pensées et de leur ressenti dans le moindre détail. Il entend leurs propres mots, parfois familiers, et aussi ceux bien choisis de l’autrice, dans des envolées parfois poétiques, éveillant tout un univers de sensations. Ce travail sensible n’est jamais gratuit : l’élaboration littéraire s’allie harmonieusement à la rigueur de la pensée et des concepts. Porté par la justesse de l’écriture et la profondeur des idées, le roman trouve son aboutissement dans une fin lumineuse et pleine d’espoir en s’ouvrant sur un horizon nouveau : celui du changement admis, de l’évolution personnelle acceptée, de la liberté retrouvée et des prises de décisions assumées.
Un autre ouvrage de Maria Climent Huguet :
Gina
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