Bonhomme de neige. Bonhomme de neige
Janet frame
Traduit de l’anglais par
Keren chiaroni et Elisabeth Letertre
Des femmes Antoinette Fouque (juin 2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un héros d’un genre nouveau
Bonhomme de neige. Bonhomme de neige de Janet Frame, un conte philosophique merveilleux, un conte poétique – qui pourrait être qualifié de roman vu sa longueur – dont le héros est un bonhomme de neige : élément du décor d’un jardin londonien mais aussi personnage à part entière.
Dans cet ouvrage éponyme, Bonhomme de neige. Bonhomme de neige, -titre binaire révélateur de la nature duelle du personnage, non humain/humain (« Je suis (…) peut-être plus humain que je ne le crois ») -, dans un récit à la première et à la deuxième personne du singulier, un bonhomme de neige créé par une adolescente de treize ans, Rosemary Dincer, dialogue avec le Flocon de neige Eternel, espèce de précepteur lui enseignant la Vie, l’expliquant à ce « nouveau-né » ébahi par tout ce qu’il voit, entend, découvre. Ses yeux s’ouvrent sur le monde. Tout est inédit et étrange pour lui.
Le Bonhomme de neige est un personnage silencieux : on n’entend que ses flux de conscience, ses pensées, ses monologues intérieurs, ses sensations (« J’ai une étrange sensation d’être, masse froide et maladroite, avec mes yeux de forêt de sapin contemplant un monde blanc d’arbres s’affaissant sous le poids de la neige, le vent faisant tourbillonner dans les rues et les jardins les grumeaux et les caillots de mon essence de lait blanc (…) », ses ressentis, ses échanges par la pensée avec le Flocon de neige Eternel.
Un regard neuf porté sur le monde
Le Bonhomme de neige se décrit, étonné par son apparence physique. Pourtant, c’est un bonhomme de neige semblable à de nombreux autres, mais il l’ignore : « On a enfoncé dans mon visage deux morceaux de charbon pointus, des fragments d’une vieille forêt de sapins, en guise d’yeux. On a aligné sur mon ventre une rangée de boutons en cuivre, pour me donner de la dignité et suggérer les boutonnières. On m’a mis un chapeau sur la tête, une pipe dans la bouche ». Ces attributs extérieurs communs à ceux des humains, mais surtout ses réflexions sur l’existence, le rapprochent d’eux, en plus clairvoyant parfois, espèce de philosophe candide au regard lucide.
Autrefois infime flocon qui n’avait « jamais vu la terre autrement que dans sa blancheur et sa douceur », ce Bonhomme de neige heureux de vivre, s’imaginant immortel, (« Le Flocon de neige Eternel m’a renseigné sur sa vie tout comme il m’a expliqué l’optique, la situation, la perspective de mon immortalité et son rapport avec l’existence évanescente des gens », « Je suis solidement ancré pour toujours dans un petit jardin de banlieue »), – alors qu’il devine au plus profond de lui que son destin est de se liquéfier -, porte un regard émerveillé, neuf, naïf sur son coin de jardin, la rue située devant lui et les êtres circulant devant ses yeux.
Un récit de formation
Son regard et celui des passants se croisent, chacun vecteur d’une vision de la vie. De ces fugaces rencontres, de bribes de conversations des passants (« «Maman, le bonhomme de neige pleure ! »), de descriptions des activités humaines rapportées par le Flocon de neige Eternel naissent les réflexions du Bonhomme de neige. Son vocabulaire, nuancier de la pensée et des émotions, s’enrichit, le Flocon de neige Eternel lui enseignant, entre autres, la polysémie du lexique : « (…) la Caisse d’allocations. Qu’est-ce que cela veut dire , / – La Caisse n’est pas un coffre en bois, jadis morceau de forêt, c’est une pièce avec des rangées de siège face à un comptoir divisé en box de la hauteur d’une personne assise (…) ». Ses réflexions, ses émotions évoluent avec le temps. Il ressent progressivement la peur, l’angoisse, comprend sa fragilité devant les dangers : « Après avoir attaqué la neige avec sa pelle Harry Dincer est venu vers moi et j’ai cru un instant qu’il allait aussi me démolir. J’étais totalement sans défense ». Il découvre les tares et les lacunes humaines, le racisme subi par le médecin indien dont des insultes recouvrent quotidiennement la plaque, (« Elle est employée de ménage dans la maison du médecin indien et c’est elle qui tous les matins polit la plaque en cuivre à l’extérieur de sa porte et efface les remarques impolies, (…)») et surtout la situation contingente et irréversible de l’humain dans le temps.
Le temps inexorable, la mort et le sang
Le temps, une notion impalpable, insupportable, inexorable, concrétisée par chaque vie dévorée : « Mais le Temps n’est certainement pas une abstraction, je pense que c’est une créature sénile qui est aveugle parce qu’un feu historique lui a arraché les yeux ; sa chair est couverte de fourrure et il lèche les heures et les avale et celles-ci prennent la forme d’une balle qui l’étouffe ». Temps impossible à figer, parfois même sur une photographie : « (…) tout se dissout devant l’oeil lumineux et corrupteur de l’appareil photo. J’espère que cela ne te trouble pas si je te dis que ta photographie a subi l’humiliation de la plupart des projets qui échouent ». Le temps destructeur métamorphose les actions en destin, anéantit tous les rêves, laisse la mort se profiler à l’horizon. L’idée de la mort est récurrente dans le récit, avec notamment, le départ pour l’au-delà de Sarah Inchman, annonciatrice de celui de la jeune Rosemary. Des réflexions sur la mort et la mort elle-même hantent le recueil. Le champ lexical mortifère est omniprésent : « mort », « morts », « linceul », « tombe », « funérailles », « fêtes mortuaires », « pompes funèbres »… Le sang noir de la neige, coulant au fil des phrases, l’augure tragiquement : « Ne panique pas, Bonhomme de neige, si bientôt la neige change de couleur (…) dans les jours prochains les flocons se mélangeront peut-être les uns aux autres, l’un étouffera l’autre pendant qu’un liquide gris ou noir s’écoulera de leurs corps et les gens diront que la neige saigne de sa vraie couleur, du sang noir », « (…) le petit filet de sang noir serpentant à travers la haie dans le caniveau ». La neige, belle, pure, vierge, s’écoule, altérée, devenue fange insolente. Le sang noir sur la chaussée, mise en abyme du sang de Rosemary, mort anticipée, rouge devenu vert : « Il y a du sang sur la neige. Il a une drôle de couleur verte » dénonce la terrifiante absurdité de la vie, le retour à l’état végétal et minéral, le vert de l’environnement naturel, le rouge de l’hématite ou du rubis. Constamment la narratrice file la métaphore de la mort, dit la fragilité de la vie, son évanescence : « l’existence évanescente des gens ». La mort, dans « sa nature insaisissable », est donnée sous toutes ses formes, « le vide qu’elle laisse derrière elle », l’absence intolérable (« Des gens disparaissent et ne reviennent jamais, des gens disparaissent et reviennent, mais chaque disparition est source de tristesse »), la métamorphose des vêtements lumineux et colorés devenus soudain ternes et vides une fois la personne défunte, le regard porté sur eux les changeant brutalement (« Pourquoi aussitôt sa mère morte, ses vêtements avaient-ils l’air terne, cassant, de cette couleur marron brûlé comme les carapaces de scarabées que l’on trouve dans l’herbe en septembre ? »), les mille et un projets avortés, la décomposition odieuse décrite avec émotion et poésie, «(…) les mottes de terre détrempées qui tombent sur les cercueils cognent et frappent jusqu’à ce que la pluie s’infiltre dans le satin matelassé, le tachant de brun, et les minutieuses broderies de roses rouges et blanches pourrissent, et les cendres et les corps murmurent alors sous la pluie (…) », description détournée sur les objets, préfigurant implicitement le pourrissement progressif du corps.
Une écriture de la douleur
Ce conte est un cri de douleur, concrétisation d’une intolérable souffrance tapie au fond du coeur de la narratrice, brutalisant l’esprit, le corps physique et le corps du récit. C’est une écriture de la douleur donnée par des métaphores récurrentes et obsédantes, des sensations de piqûres, de coupure, de froidure, de griffures : « C’est juste une impression plate de ta silhouette (…) qui change avec la lumière du ciel, qui le matin s’amplifie, défie le soleil tranchant de midi et s’achève le soir en une forme noire affamée aux doigts griffant le ciel », « (…) le froid coupe la chair avec une hache de glace », « mon souffle est de glace », « sa pointe acérée »…. créatrices de toute une atmosphère douloureuse et mortifère. La mort, partie intégrante de l’existence, et la vie s’affrontent. L’écriture poétique transcende les deux belligérantes donnant naissance à une œuvre d’art éternelle. L’écrivaine n’est plus, mais son livre est toujours présent.
Une écriture poétique
Le recueil de Janet Frame est un tableau surgissant de sensations visuelles, tactiles, auditives. L’auteure écrit avec des images donnant à voir et à ressentir des paysages intérieurs et extérieurs mis en relief par de nombreuses figures de style comme la personnification des objets (« le visage » de l’horloge, symbole du temps qui passe), des lieux (« Les yeux de la ville sont injectés de sang à force de regarder »), de l’énergie lumineuse (« Ici dans la ville la lumière a des cernes bleus sous les yeux et elle s’attarde et erre sans repos d’une rue à l’autre (…) » ; des métaphores (« ceux-là (les pigeons) qui ont perdu le désir de voler et (…) s’ébrouent dans la tête des gens et font leurs saletés blanches dans les greniers de la pensée ») ; des allitérations, des jeux de mots répétés (« flux et reflux, flux et reflux », « loin, loin il galope », « Il ne gaspille pas les moment précieux en pensant, quand j’étais enfant : quand j’étais enfant, je faisais (….) », créateurs d’un tempo incantatoire, des phrases reprises (« Salvadore avec ses cheveux noirs comme du cirage », « ses cheveux noirs comme du cirage », « Bonhomme de neige, Bonhomme de neige »), des onomatopées (« flic-flac-floc »). Les nombreux rythmes binaires participent à une cadence dansante et voltigeante comme l’envolée des flocons de neige, espèce de valse à deux temps, matérialisation des pulsations du coeur, tremblement de la vie fragile, éphémère mais si belle. Seule l’écriture poétique, faisant sortir du chaudron des mots des effets magiques, est capable d’en révéler l’intense esthétique : « Il y a des enveloppes grises qui claquent dans le ciel et les arbres écrivent leurs adresses sur le ciel, et accrochés au coin des nuages il y a les cigognes aux pattes rouges pressées de s’envoler vers le sud pour s’asseoir au sommet d’une pyramide dorée et aiguiser leurs becs sur la pierre dorée ».
Ce conte merveilleux et philosophique, récit de formation, histoire du deuil, écho implicite du vécu tragique de l’écrivaine, prose poétique au mouvement mélodique cadencé, dit la beauté et la fragilité de la vie : les humains « ne sont que des empreintes d’encre noire sur la page blanche de la neige », empreintes fugitives, immortalisées sur les pages des livres. L’écriture permet de sublimer l’inacceptable et de ne pas oublier ceux qui ont cessé d’être.
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