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Ballade d’un amour inachevé

18/07/2013 | Livres | 1 commentaire

 

Ballade d’un amour inachevé     
Louis-Philippe Dalembert    
Mercure de France (2013)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image Ballade.jpg Ballade d’un amour inachevé de Louis-Philippe Dalembert est un roman polyphonique englobant essentiellement le point de vue,  donné à la troisième personne du singulier, des deux personnages principaux dotés d’une forte personnalité.  Regardant toujours du côté de la vie,  Azaka et Mariagrazia, ce couple mixte lumineux, amoureux et heureux se heurte, au début de sa rencontre, au regard de l’Autre dans les Abruzzes, région de l’Italie centrale, monde à part, cerné par les montagnes. Azaka venant  d’un lointain ailleurs a rencontré et épousé  Mariagrazia, une  autochtone. Tous deux attendent avec joie et impatience leur premier enfant. Des secousses, prémices d’un tremblement de terre, replonge Azaka dans son enfance.
   

    La structure de Ballade d’un amour inachevé n’est pas linéaire. Elle  imbrique présent et passé tout comme le présent et le passé s’imbriquent dans la conscience d’Azaka.  L’écriture de l’après se vit comme au présent dans ce  roman nourri de réel. Le lecteur assiste à tout un travail de mémoire avec des retours sur ce qu’Azaka voulait refouler à jamais. Malgré la très forte complicité du couple et  son intense amour, Azaka ne pourra jamais raconter sa blessure secrète, (« des murailles gigantesques (qui ) dans(ent) une farandole démente avant que les parpaings ne s’écroulent pareils à des dominos géants, des pupitres (qui) voltige(nt) dans tous les sens, des enfants (qui ) s’égaillent dans un désordre monstre en lançant des cris affolés, un plafond de béton ven(ant) à sa rencontre alors qu’il est étendu sur le dos ». ) à Mariagrazia ou tout du moins n’en aura jamais le temps. La mémoire involontaire se met en branle à  cause de  « La chose », mot valise vague, indéfini pour dire la réalité innommable du tremblement de terre, expression jamais prononcée par Azaka.

     L’auteur ne tombe en aucun cas dans des clichés.  Transposant le réel dans la fiction, il  le dit  dans toute son intensité : « l’odeur est là, forte, pestilentielle, comme provenant d’un gigantesque charnier à ciel ouvert »,  « Des dizaines de cercueils de bois clair, des plus petits d’un blanc immaculé, juchés sur le couvercle des plus grands qui laissent l’impression de les étreindre jusque dans l’au-delà ». Le regard du narrateur devient voyant. Il ne reste pas en surface, il va dans les profondeurs des êtres, exprime leurs pensées, leurs émotions, leurs sensations. « La chose »  apporte la crise, la rupture dans la beauté de la vie, de l’amour, dans  une éternité esthétique concrétisée par la Ballade d’un amour inachevé.  Le texte qui fonctionne sur le retour de phrases au conditionnel, créant un effet de litanie : « Longtemps après, lorsque les douleurs se seraient refermées, que les survivants raconteraient l’événement… », «Bien des années après, lorsque l’on ne parlerait plus de l’événement que dans les livres d’histoire et les brochures (…) Azaka se rappellerait que  (…) », « Longtemps après, lorsque les cendres se seraient refroidies, qu’il ne resterait presque plus de témoin de l’événement (…) »   fait  ressentir un rythme régulier avec un flux et un reflux déjà donné par les titres répétitifs et lancinants des chapitres : « respiration première », « premier cri », « respiration » « deuxième cri », « respiration »… La respiration se fait en deux temps : des aspirations larges, gonflées de vie et des aspirations malaisées dans le mal être et le malheur. L’écriture crée une impression de rythme  comme  dans  une  ballade dotée de renvois,  revenant semblables à  des glas avec la temporalité cyclique,  le parallélisme des situations vécues par Azaka enfant et Azaka adulte, le retour du prénom Sarah. 
    Azaka, l’exilé, le déraciné, (« s’il avait laissé les siens, sa terre, son enfance, ce n’était pas pour voir du pays »),  intégré à la société italienne, travailleur, intelligent, altruiste, a affronté les difficultés de la vie, l’hostilité de la nature soulignée par la récurrence des champs lexicaux de l’étouffement, de la souffrance, de la soif, de la faim : « Le plus difficile, là-dessous, ce n’est pas tant de se retrouver seul avec soi que de gérer la faim et la soif. La faim lui lacère l’estomac de ses violents coups de griffes »,  « (…) il donnerait tout pour pouvoir éteindre l’incendie qui lui embrase l’estomac, la gorge, le palais réunis. ». Les images concrètes et violentes expriment avec force la souffrance.  L’image obsédante de l’enfermement lorsqu’Azaka ou  Mariagrazia sont enfouis sous un « tombeau de béton »  bouleverse le lecteur. Mais l’auteur  trouve la bonne distance par rapport à la narration. Il dit des événements terribles, tragiques,  montre la fragilité de la vie (« la terre vient de temps à autre te rappeler à ta fragilité d’humain »), sans tomber dans le pathos. Le dosage est délicat, plein de finesse. Jamais le narrateur  ne prononce le substantif « mort » pour évoquer l’indicible,  le décès de Mariagrazia, celle qui donnait un sens à la vie d’Azaka : « Comme si la disparition de Mariagrazia lui avait enlevé la boussole pour s’orienter dans la ville, dans la vie ». Il utilise des euphémismes, « disparition »,  des périphrases : « le veuf de Mariagrazia ». Derrière  le regard d’Azaka se trouve toujours celui de l’auteur.  Des clins d’œil humoristiques, qui viennent de cette double perception,  cassent les moments tragiques. Comme dans Noires blessures,  Louis-Philippe Dalembert  joue avec les noms des personnages : « Settesoldi »,  « Gambacorta ».  Il ridiculise Antonella, la quinquagénaire qui viole quasiment Azaka : « Elle se mouvait telle une toupie folle, bougeait son bassin d’avant en arrière, sautait en amazone délurée sur les cuisses de son partenaire, la tête voltigeant à tout vent (… ) » tout en parodiant un vers de Racine, « Ses déhanchements avaient la rage de qui voudrait des ans gommer l’irréparable outrage ». Quelque soit l’horreur du réel, le désir de vivre domine.    

    Roman d’amour, roman épique, tragique, historique,  roman de l’exil,   Ballade d’un amour inachevé constitue aussi une dénonciation implicite. Le narrateur  dévoile   la bonté condescendante et hypocrite des puissants qui assistent aux funérailles « par compassion peut-être, par calcul électoral sans doute »,  le retour de l’extrême droite : « l’Aleanza Nazionale », « La Lega Nord », les préjugés, « un autre lui offrit une bouteille de grappa après avoir pris soin de lui demander si on buvait de l’alcool chez lui, comprenez s’il n’était pas musulman », le racisme, la bêtise : « Un jour, croyant lui faire plaisir, une dame lui dit avec beaucoup de candeur : ‘Si tous ceux qui venaient ici étaient comme vous !’ ». Louis-Philippe Dalembert porte, comme dans tous ses  romans,  un regard lucide sur la société.

    La fin de Ballade d’un amour inachevé, roman admirablement structuré, à l’écriture rythmée comme le poème dont il porte le nom, est une extraordinaire et tragique queue de poisson. L’ironie du sort l’emporte. Les dieux, le destin,  décident autrement que ce que veulent les humains. Mais bien que la vie soit la proie de la mort, la vie l’emportera toujours.  Ne serait-ce pas une petite Sarah,   au prénom symbole de vie, qui  est  blottie  dans une couveuse ?

 

Pour connaître d’autres ouvrages de Louis-Philippe Dalembert, vous pouvez consulter des chroniques sur l’Ecritoire des Muses. Recherche par auteur ( Dalembert ).

 Noires Blessures.   
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/search/Noires%20blessures

Histoires d’amour impossibles … ou presque.     
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2007/11/15/histoires-d-amour-impossibles-ou-presque.html
L’île au bout des rêves       
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2007/10/03/l-ile-du-bout-des-reves.html        
Les dieux voyagent la nuit.         
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/search/Dalembert
La rue du faubourg Saint Denis 
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2005/11/22/quand-l-humour-l-emporte.html#more

1 Commentaire

  1. jo

    « Mais bien que la vie soit la proie de la mort, la vie l’emportera toujours » ;
    on dit que la vie renait de la mort et que sur la vie s’ouvre la mort ; ainsi il s’agirait d’un « cycle » sans fin. Et donc, pourquoi la vie l’emporterait-elle toujours s’il s’agit bien d’un cycle ?
    En dehors de ce clin d’oeil amusant, votre décryptage de l’oeuvre de Philippe DALEMBERT est admirable.