Sélectionner une page

Azucena ou Les fourmis zinzines

11/06/2022 | Livres | 0 commentaires

Pinar Selek
Azucena ou Les fourmis zinzines
des femmes Antoinette Fouque (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Pinar Selek : Azucena ou Les fourmis zinzines Une fantaisie ludique et onirique

Dans Azucena ou Les fourmis zinzines, Pinar Selek, écrivaine, poète, sociologue féministe, symbole d’une Turquie résistante,  vivant désormais à Nice après avoir été emprisonnée, torturée dans son pays, entraîne le lecteur dans une fantaisie ludique et onirique, étrange et poétique, oscillant entre réalité et  délire, annoncée par le titre  insolite et extravagant aux allitérations en Z, consonne sonore vibrante, imitation du chuchotis des fourmis. L’univers métaphorique de l’ouvrage de Pinar Selek introduit dans des lieux se partageant entre Paris, Nice et Lyon où les  luttes sont non seulement celles de militants, de syndicalistes,  mais aussi celles d’artistes, de poètes, de musiciens qui donnent de la couleur, du soleil, du rêve à la vie et à la société. L’Art, la Beauté permettant de changer les mentalités, la vision du monde, révolutionnant la Vie en douceur et également  en profondeur.

Azucena affranchie des contraintes sociales hypocrites

Le journal à la première personne du singulier, à la graphie en italiques, écho de celle manuscrite  de la narratrice, Katy, journaliste  orpheline de mère à onze ans, dont désormais le « père a commencé à flirté avec Alzheimer », se tricote au récit sur Azucena et ses amis les Zinzins, « Gouel le Chanteur des rues »,  « Alex le Prince des poubelles », « Manu la fondatrice des Paranos », Luna, Nadette la blanchisseuse, l’amie chienne « aux poils noirs et brillants »… Tous vivent à Nice ou y sont de passage. Nice, lieu d’accueil de tous ceux qui sont venus d’ailleurs, Nice,  « ville de l’exil et du tourisme » où se côtoient les « Italiens, les Russes et les Anglais, (…) les Arméniens, les Arabes, les Juifs, les peuples des Balkans et de l’Afrique ». Lieu où se retrouvent des marginaux, des sans papiers, des persécutés, des esclaves de la société capitaliste. Katy, elle, y vient régulièrement rendre visite à son père, riche  et sévère bourgeois raciste et homophobe, désormais en maison de retraite. C’est durant le trajet Paris-Nice, dans le Train Bleu,  qu’elle rencontre Azucena, Suzanne de son vrai prénom, et tombe sous le charme de la zinzine aux chaussures rouges, belle, fascinante et mystérieuse cinquantenaireD’où lui vient cette étrange beauté ? »), à « la voix de velours ». Azucena, la petite fille de Marisa, « Celle qui  avait vu la révolution germer dans son petit village de Catalogne et qui s’était mise  en route avec des milliers de companeros à la chute de Barcelone », mariée à Nico, un Français, « qui avait tout lâché à Lyon pour rejoindre le mouvement révolutionnaire en Espagne » où il avait rencontré la future abuela tant aimée d’Azucena. Azucena qui abandonne son poste de conseillère de clientèle dans une banque au décès de sa grand-mère et sort du moule où dominent l’argent et les apparences, les rejetant dans des cris de détresse : « Plus de Marisa … Non… Non… La fille qui respirait avec son Abuela avait crié, crié, crié : ‘Je ne peux pas continuer, Abuela ! Tu es mon seul appui… Abuela, je ne peux pas…’ Tableaux, listes, fluctuations, comptes à découvert, beuglait-elle ». Qualifiée de folle dans une société normative qui refuse toute différence, tout esprit critique, elle est internée dans un asile psychiatrique d’où elle s’échappe bien vite pour vivre une vie loin des contraintes sociales hypocrites. Sans domicile, elle dort dans un wagon,  dans le bateau de Gouel ou chez Siranouche, l’amie arménienne de sa grand-mère.

Un espace de solidarité et de liberté

A Nice, avec ses amis, Azucena tient un stand de produits maraîchers locaux non labellisés cultivés à la ferme des  Paranos et  elle distribue des graines cachées sous les légumes. Ces graines données clandestinement ne sont pas inscrites au catalogue officiel :  « la marque bio devient petit à petit le monopole des multinationales. On ne va bientôt plus pouvoir mettre ces étiquettes sur les paniers. Les labellisés seront au supermarché ».  Les grandes firmes, dont le seul but est la rentabilité et la suprématie politique et sociale (« Ce sont les grandes entreprises qui font la loi maintenant ») , imposent leurs normes, rejettent la petite production locale, symbole d’un art de vivre régional, écologique, espace de solidarité et de liberté. Conscients des dangers pour l’environnement, pour la production, pour l’avenir des vivants de plus en plus asservis dans des villes devenant des prisons (« D’ici quelques années plus personne ne serait dans les rues, en liberté » / « La ville se transforme en prison ») les Paranos refusent de faire le jeu de l’industrialisation de l’agriculture.  Ils défendent la Vie et luttent contre la centralisation de la production comme le fait remarquer Manu : « Nous essayons de défendre la vie et prendre des précautions pour le futur. Contre la centralisation cruelle de la production alimentaire qui va nous transformer en esclaves, nous créons notre autonomie ». Ils ne s’intéressent pas seulement à la nature, à l’écologie mais aussi  à tous les opprimés, aux rapports asymétriques établis entre les êtres, humains et animaux,  dans un monde dominants/dominés. Ils apportent leur aide aux migrants comme Alex qui fait  passer un jeune érythréen de Menton à Nice.  Luna, aimée d’Azucena,  fondatrice du mouvement de libération des chiens, qui transfère des canidés en lutte contre leurs  maîtres dominateurs : « J’avais promis aux chiens de les aider dans leurs luttes et de garder leur secret ».

Vivre en poésie

Les façons d’être de ceux qui sont nommés avec ironie Paranos, Zinzins, leurs actions solidaires, leurs propos prouvent que prendre le temps de vivre, – de vivre en poésie -,  de s’épanouir, de rêver, de créer, de nouer des amitiés,  (« Il avait saisi la force de la poésie et des liens ») de respecter l’équilibre entre l’homme et la nature,  est primordial,  que l’argent n’est pas une priorité : « Reste là où tu manges à ta faim en travaillant  le minimum possible, là où tu as le plus le temps de vivre. Là  où tu perdras le moins de temps »Ils pratiquent un nouveau mode de consommation où l’humain et la vie sont l’essentiel. Il s’agit avant tout de satisfaire les besoins vitaux. L’échange de services, le troc, (« Alex réglait les problèmes, sans accepter ne serait-ce qu’un sou. En échange, il prenait les chaussures, vestes et pantalons non portés. Sans parler des invitations, des déjeuners, des dîners » / « Elle n’acceptait jamais un sou d’Azucena (…) Azucena venait toujours avec deux sacs de toile, l’un rempli de ses vêtements pliés avec soin (…) l’autre avec des légumes : trois courgettes, une aubergine, une tomate et deux brins de persil »), les dons ( Azucena distribue une partie de l’argent obtenu par la vente de la maison de sa grand-mère) engendrent des relations solidaires, fraternelles, loin de l’argent corrupteur néfaste aux relations humaines. L’objectif de ces militants est de changer la société sans avoir recours à la violence : « On essaie de changer le monde sans recours à la violence ni aux structures hiérarchiques ». Altruistes, généreux, libres, les Paranos, les Zinzins ne se plient pas aux  normes du monde qu’ils analysent et remettent en question avec pertinence, subtilité et douceur.

Le lexique employé par l’auteure pour peindre la société et ses habitants  montrent que ces derniers se comportent symboliquement comme des fourmis avec des actions invisibles, minutieuses, rigoureuses et efficaces : « les anarchistes creusent des tunnels et ouvrent des canaux en bossant comme des fourmis, et ces canaux se rejoignent naturellement », luttant ainsi contre la pieuvre tentaculaire, allégorie de la domination politique, sociale, étatique.

Une écriture métaphorique et poétique

Azucena ou Les fourmis zinzines donne une leçon de vie pleine de  beauté, de joie, d’espoir, de lumière. La ligne de démarcation entre le réel, l’imaginaire et l’étrange est brouillée et transfigurée par une écriture métaphorique et poétique, possédée par un souffle musical, jouant avec les rythmes. Des répétitions,  des rimes intérieures (« La coquelicotte pas encore amoureuse, mais déjà heureuse »), des extraits de chansons comme celles jaillissant du disque du grand-père d’Azucena, « A las barricadas ! A las barricadas ! Por el triufo de la Confederacion ! », refrains dansants et allègres cadencent le récit. La poésie féconde l’écriture de Pinar Selek. Dans des synesthésies, elle tricote les sensations, associe des éléments liquides, sonores, lumineux,  (« les mots chatoyant coulant de ses yeux »),  mettant en valeur toute la beauté, la mixité et la richesse du réel. L’auteure  travaille par comparaisons et  métaphores transfiguratrices. Les éléments naturels dominent les différentes figures de style prouvant l’osmose entre les êtres et la nature  dans tout un dynamisme poétique : « Je passerais toute ma vie à arroser une fleur comme toi ». La femme devient fleur aux yeux de son amoureuse. Les êtres font partie intégrante de la nature. Etre intégré à la nature, n’est-ce pas aussi lui ressembler ? :  « Siranouche était pleine d’un espoir aux feuilles vertes, tendres et fraîches », « les mains d’Alex se faisaient mouettes en colère », « Elle se mit des gouttes de rosée sur le visage, toucha les branches des arbres, regarda les nuages ». Toutes ces images concrétisent la fusion avec la nature comme la métaphore «  Son ami récolta ses perles de sanglots une à une, les posa doucement par terre » faite de  beauté, de douceur, de tendresse :  les pleurs se coagulent et deviennent bijoux recueillis avec bienveillance et gentillesse par l’ami de la jeune femme qui tente d’éloigner sa tristesse.

Une utopie humaniste ?

 Derrière la vision imagée et magique de la réalité, le lecteur décèle une critique profonde et  pertinente, remplie d’humour, ( « la zinzine aux chaussures et aux yeux rouges », « Je n’ai évidemment rien dit à Gilles. Juste que c’était le chien d’une amie. Ils se sont regardés en chiens de faïence ») de la société. Il retrouve dans Azucena ou Les fourmis zinzines l’idéologie fine,  lumineuse et souriante de Pinar Selek, femme et écrivaine opposée à toute forme de domination, de corruption,  respectueuse du vivant, engagée en faveur de l’écologie, de la liberté, des droits du travail, du féminisme  comme le prouve d’emblée la féminisation du substantif « zinzin » dans le titre. La lecture d’Azucena ou Les fourmis zinzines, belle utopie humaniste pour ceux qui ne sont pas conscients des coups de griffe sournois du système social et politique, devrait  stimuler la réflexion et favoriser, espérons-le,  des façons de vivre différentes promouvant la construction d’un monde meilleur. Pour Pinar Selek, la poésie, la littérature, en un mot  l’Art, doivent s’ajouter aux  différentes formes de lutte, loin de tout extrémisme.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Commentaires récents