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Autour du silence

26/11/2017 | Livres | 2 commentaires

 

Autour du silence      
Jacques Dugelay
L’Harmattan, collection Amarante (2017)

 

(Par Annie Forst-Abou Mansour)

 

    Image autour du silence.jpgDeux mois après le décès de Pauline, sa jeune épouse, Thomas quitte tout. « Sa marche (le) conduit au nord de l’Espagne sur les chemins qu’un compagnon de route lui avait recommandés ».  Il parcourt différents sentiers découvrant des « paysages insoupçonnés, sauvages et désertiques », y rêvant à son aise, empli du souvenir de la femme aimée, absente intensément présente dans son cœur et dans ses souvenirs. Ce retrait du monde,  cette symbiose avec la nature, sa solitude le soustraient à son propre malheur. Ils  lui donnent la force de vivre et  le rapprochent  paradoxalement de ses semblables,  lui permettant de comprendre leurs souffrances. A ce moment-là, « son désir de compassion et d’écoute (se) substitu(ent) à sa propre souffrance ». Après la révolte, l’acceptation induite par ses lectures de Camus, de Tolstoï, la rencontre fortuite  dans un train d’une jeune infirmière qui se forme aux soins palliatifs le guident sur la voie de l’écoute de l’Autre, de l’aide apportée aux êtres en fin de vie. Généreux, sensible, capable de se mettre à la place de son interlocuteur, de le comprendre, Thomas écoute sans porter de jugements.

    Dans Autour du silence, Jacques Dugelay entrelace la vie et les souvenirs de Thomas  avec les rencontres de ses patients en phase terminale, la narration de leurs souvenirs, de leur vécu. Deux destins essentiellement se croisent, ceux de Paquita et d’Hendrix, éclairant leur passé à la lumière de leurs récits présents. La guerre  de 1939-1945 avait jeté la jeune fille et le jeune homme sur le même chemin et étrangement tous deux finissent leur vie dans le même hôpital. L’Histoire, avec un « h » majuscule, se mêle à la petite histoire, celle de gens ordinaires, vécue concrètement, au quotidien dans des camps de concentration et d’extermination, dans la puanteur, la saleté, le froid, la maltraitance, le mépris : « (…) les Kapos les abrutissaient de coups et d’insultes parmi des hurlements continuels destinés à leur rappeler qu’elles n’étaient que des rejets indignes de vivre ». Des rétrospections mises en scène par les récits vivants des protagonistes plongent le lecteur dans des moments terribles de la Seconde Guerre mondiale. Le narrateur restitue l’expérience de deux êtres aux idéologies et aux comportements totalement opposés. Il dit l’inimaginable subi « dans cet univers de malheur, étrange reproduction de l’Enfer de Dante » (…) : des « étudiantes ou lycéennes polonaise victimes des expériences de vivisection », des jeunes vies volées, envolées en fumée. Il donne à voir  les aspects les plus sombres et les plus troubles des pulsions humaines, mais aussi les plus belles et les plus lumineuses : « (…) la fraternité découverte dans les camps, (…) l’amitié dans les épreuves, (…) la générosité, (les) gestes gratuits ».  Comme chez Malraux, c’est dans le malheur et la lutte que naît la solidarité.

    Hendrix, adolescent chétif de Moselle, souffre-douleur d’un père  violent et pervers, se transforme en  soldat inhumain et monstrueux de la Wehrmacht. Il est  de ceux qui maltraiteront Paquita et ses amies dans les camps.  Paquita, jeune fille insouciante et enjouée, devient quant à elle « une auxiliaire de la Résistance »,  « agent de liaison sans grand intérêt ». Elle  est arrêtée, torturée, emprisonnée à Montluc, puis déportée à Ravensbrück. Dans ce camp de concentration, devenu camp d’extermination, Paquita  se heurte au pire et rencontre le meilleur. Elle côtoie des femmes remarquables comme « Geneviève de  Gaulle-Anthonioz, nièce du Général », « Germaine Tillion », « Marie-Claude Vaillant-Couturier », « Margarete Buber-Neumann, au parcours prodigieux ». Elle vit une amitié réconfortante, éblouissante et belle avec Emma dont Thomas retrouvera le frère. Le vieil homme hospitalisé  confie alors à Thomas la vie de la  jeune femme disparue, courageuse,  intelligente, dynamique, fréquentant des artistes comme Boris Vian, des galeries d’art,  « répanda (n) t autour d’elle la joie de vivre ». Des personnages fictifs, des personnes  authentiques reconstruites, recomposées  par l’imagination du romancier, des noms de personnes ayant existé ancrent  le roman dans le réel et dans l’Histoire. Des parcours personnels et familiaux nourrissent l’écriture permettant aux lecteurs de traverser l’Histoire et des ressentis bouleversants.

    Sans sombrer dans le pathos, malgré l’horreur des faits rapportés, Jacques Dugelay, jouant avec le récit et le discours,  raconte  dans un ouvrage à la structure non linéaire,  avec une écriture sobre  où point  l’émotion,  la vérité humaine et historique passée et présente. Il rappelle la sombre période de l’occupation, des camps,  en donnant à voir des faits, en livrant des informations, sans argumenter, sans faire œuvre de dénonciation explicite. Il se contente de faire exister un réel défunt que nous ne devons pas oublier. Thomas, le personnage principal, jamais ne juge. Il reste dans la compassion,  la bienveillance,  le respect du mourant qu’il soit tourné vers le mal ou vers le bien : « Il les avait accompagnés tous les deux. Il les avait écoutés avec patience. Vis-à-vis de l’un ce fut une dure épreuve, mais il l’avait fait avec le sentiment d’appartenance à leur humanité commune, avec zones d’ombres et de lumière, et ses insondables profondeurs mystérieuses ». Derrière la monstruosité menaçante et persécutrice d’Hendrix se cache  un humain brisé par la souffrance. Thomas, même s’il ne peut admettre l’inadmissible, le comprend : « Pour être dans l’état où vous êtes,  vous avez dû beaucoup souffrir au cours de votre vie ! » lance-t-il à Hendrix. La violence aussi inacceptable soit-elle révèle un mal être profond, une immense fragilité intérieure. Malgré toutes les noirceurs de la vie et  l’existence de son inséparable sœur, la mort, qui engendre tourments,  chagrins et solitude, Thomas voit la beauté de ce qui l’entoure et garde l’espoir aidé en cela par  son goût pour la littérature, la poésie,  (« Seule la poésie ou la foi peuvent ouvrir une porte sur l’inconnu et donner l’espérance »), et par son immense amour pour son prochain.

    Frère de Camus auquel l’auteur fait maintes fois référence, Thomas éprouve d’abord un sentiment d’absurde devant la cruauté du réel (« Il avait  alors ressenti le poids de la solitude, la détresse, la peur du vide et de l’absence.  Il avait éprouvé un désespoir qui, la nuit, l’étreignait cruellement et lui faisait envisager de rejoindre celle qui était tout pour lui ») puis il se révolte (« Un jour (…) n’en pouvant plus de souffrance retenue, il avait crié son nom au haut d’une colline, de toutes ses forces en menaçant le ciel limpide, indifférent à sa blessure, froid comme une plaque d’acier (…) »), seul  face à un ciel indifférent, vide,  impassible comme le souligne la comparaison avec l’acier. Enfin, la solidarité, celle  vécue par les prisonnières des camps,   sa capacité d’ écoute attentive des malades en fin de vie, l’amour qu’il éprouve pour son prochain, son sentiment d’utilité,  donnent un sens  à son existence et le guident sur la voie du bonheur comme le souligne Jacques Dugelay avec une écriture poétique : « Le bonheur  est simple, comme un galet dans une main d’enfant. Il demande simplement l’abandon dans une innocence primordiale, primitive au plus près de la fleur qui s’ouvre dans la rosée du matin et qui exhale des parfums de paradis, de la mésange qui vient enchanter les réveils ouatés et tardifs des dimanches ensoleillés ». « Autour du silence, dans la nuit noire, dans la nuit étoilée, un chant se fait entendre. Sa mélodie est pure. Il semblerait que les âmes sont à l’unisson pour faire revivre dans une lumière d’aurore nouvelle la beauté des fleurs dans les champs, en mai, les roses trémières blanches, roses, rouges, sur leurs tiges vertes agrémentées de feuilles légères et frêles (…) ». La description sublime qui sollicite l’ensemble des sens  et fait chanter les phrases dit la beauté de la vie  révélée par la fragilité vaporeuse de la nature avec ses couleurs enchanteresses,  sa luminosité étincelante. Accéder à  la paix intérieure, être utile aux autres, les aimer, mènent à la joie et donnent un sens à la vie. C’est la leçon que le lecteur peut tirer de l’émouvant et riche roman polyphonique  de Jacques Dugelay, aux récits enchâssés dans la Seconde Guerre mondiale, dans la vie de Thomas, en un mot dans l’Humain.

2 Commentaires

  1. Jacques Dugelay

    Il est toujours difficile d’entrer dans la pensée d’un auteur. Qui plus est dans son intimité.
    Annie Forest s’y est employée avec un talent indéniable.
    Son éditorial me donne un profond sentiment de reconnaissance. Son approche de mes personnages, nés de l’écoute de deux malades que j’ai accompagnés jusqu’au terme de leur vie et de mon imaginaire sous une forme romancée, touche au plus près un vécu personnel difficile mais d’une richesse inoubliable.
    Ma tante, Elisabeth George, sœur cadette de ma mère et à qui ce livre est dédié, m’a laissé un témoignage bouleversant sur sa déportation à Ravensbrück. Je lui devais cette reconnaissance.

  2. Jacques Dugelay


    Concernant Annie Forest je préfère parler de gratitude à la place de reconnaissance.
    Je la remercie encore chaleureusement.

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