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Autour de madame Braoul

27/06/2018 | Livres | 2 commentaires

Autour de madame Braoul
Janette Ananos
Les Découvertes de la Luciole, (6 juin 2018)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   image.jpg Dans  les  treize nouvelles de Janette Ananos, Autour de madame Braoul, des destins de femmes se croisent au fil des années.  Leurs « pans » de vie se tissent autour de l’institutrice Geneviève Braoul, trentenaire dans les années cinquante. Des souvenirs émouvants, des moments insignifiants mais essentiels et  cruciaux pour Catherine, Henriette, Agathe, Muriel…, des filles, des mères, des grands-mères, des amies,  sont capturés, ressuscitant les différents âges de la vie des protagonistes. Des tableaux sur les mœurs  du début du XXe siècle et sur les décennies suivantes, sur les états d’âme des enfants, des jeunes et des adultes, témoignent de la vie de personnes banales, de modeste extraction, issues d’un milieu provincial.   

    Les fillettes sillonnant l’ouvrage vivent à Sintanne, un village du Béarn traversé par un petit ruisseau. Comme dans un roman, le lecteur retrouve au détour d’une page, la petite fille, l’adolescente puis la femme mûre. Josiane, absente car alitée,  dans le « Tablier de la discorde » est présentée comme une fillette « fragile ». Dans la nouvelle suivante, « Sans tuteurage », le lecteur apprend  qu’elle « était comme l’abuliton, fragile, fragile physiquement » et que la « tuberculose (…) l’a brutalement emportée ». Ce personnage en creux est seulement présent dans les discours et dans les pensées des différents protagonistes comme  dans ceux de sa fille Muriel et de  tante  Agathe. Elle n’apparaît jamais.

    Ces nouvelles  rétablissent une mémoire oubliée, renouent les liens entre le passé et le présent,  se répondant avec subtilité.  Dans « Douce matinée pour un pèlerinage »,  Henriette se souvient de sa vie, de la visite de Catherine et de sa grand-mère rencontrées par le lecteur dans la seconde nouvelle : « Une image fugitive lui traverse l’esprit, celle de sa belle sœur à cette même place, et de Catherine, toute jeune à l’époque ». Henriette,  devenue une octogénaire,  revit mentalement sa jeunesse en musardant dans son jardin, en se remémorant tous ses animaux enterrés « sous le lilas mauve », « entre les deux rhododendrons »... La chute de la nouvelle note simplement qu’ « Henriette revoit Doucette et Kali, et tous les autres en cortège » après s’être « affaissée doucement ». Dans la nouvelle suivante, Lucette et René, son mari,  discutent, évoquant l’été précédent : « L’été dernier, au repas du village, le soir de la fête, on était placés à la même table qu’Henriette, tu te rappelles ? Sa dernière fête, tiens, la pauvre … ». Le couple confirme ce qui n’était qu’évoqué elliptiquement. Jamais l’auteure ne s’appesantit sur les faits. Elle les narre  avec délicatesse et subtilité ne s’autorisant aucun pathos, aucune lourdeur.

     De façon fluide, par petites touches, les nouvelles se lient entre elles. Catherine, élève de madame Braoul, devenue enseignante, est d’une certaine façon l’héritière spirituelle de son ancienne institutrice.  Toutes deux constituent le fil conducteur entre les brefs récits. Aux nouvelles, succèdent à la fin de l’ouvrage un échange épistolaire entre Catherine, désormais retraitée, et la vieille professeure des écoles. Les deux femmes rétablissent avec émotion et nostalgie une mémoire oubliée : « Voir ressurgir ce texte enfoui dans le passé m’a littéralement enchanté car c’est par une espèce de magie que je me suis vue réinstallée dans votre classe ! J’en ai redécouvert les pupitres de bois, les encriers de porcelaine blanche dont les bords devaient être immaculées lorsque nous quittions l’école en fin d’après –midi (…) ». D’une nouvelle à l’autre, au sein de récits partiels, d’anecdotes disparates, les événements se rassemblent comme les brins de laine d’un patchwork.

    Les nouvelles font renaître la mémoire d’une époque révolue où les femmes confectionnaient elles-mêmes les vêtements avec des coupons de tissu enfermés dans leurs armoires : un « joli écossais, un coton bien solide » »  ne correspondant pas forcément aux goûts des adolescentes  qui  ne choisissaient pas leurs atours. Les grands-mères portaient une « robe noire à minuscules fleurs mauves », « des (…) peignes courbes (…) rete(naient) (leurs) cheveux blancs au-dessus des tempes ». Comme avec d’anciennes photographies couleur sépia, les coutumes, les modes d’alors reviennent à l’esprit des lecteurs. Les soucis et les drames de la vie quotidienne surgissent : les petits litiges entre conjoints retraités, leurs soucis de communication, l’érosion des sentiments, sont  montrés avec humour et tendresse dans la nouvelle « du riz pour les perdreaux ». Le récit « Marie-Rose dans l’Entre-Deux » évoque les pertes de mémoire et de repères temporels,  la tristesse de la solitude, du veuvage auquel le survivant ne s’accoutume pas : « Tout à l’heure, elle s’informera auprès de son mari, lorsqu’il rentrera. (…) Un doute la saisit, comme une ombre, qu’elle chasse d’un revers de main ». Or Jean ne pourra jamais fournir la réponse attendue. Le monde réel et ses  difficultés sont donnés  à voir. Le monologue intérieur d’ « Un hasardeux découpage » dit les frustrations, le constat amer des conséquences de la misère sur la vie de la fillette: « Pourquoi les gens qui donnent des vêtements d’enfant à sa mère lui donnent-ils toujours des vêtements si laids, si sombres, si tristes ? ». Le groupe ternaire lyrique souligne son incompréhension, son indignation devant ces dons dépourvus de toute esthétique, comme si ce qui était laid était destiné aux seuls démunis. Derrière le constat apparaît une réflexion, une critique implicite. En disant, la narratrice dévoile, critique sans faire acte militant cependant.

    L’écrivaine se fait ethnologue et peintre. Elle se contente de montrer et de peindre la société telle qu’elle est, sans porter de jugement de valeur.  Une visite à des cousins sert de prétexte à  révéler le harcèlement sexuel qui peut  surgir dans tous les milieux, même dans les familles, là où l’on s’y attend le moins. Dany, la fille de madame Braoul, dans « Ce que mère veut… »,  part en voiture avec son oncle Hervé. Elle se heurte à  l’agissement à connotation sexuelle négative de ce dernier : « (…) la main d’Hervé se pose sur son genou, étreignant celui-ci à travers l’épais tissu de la jupe. (…) Dany, saisie à la fois de dégoût et d’épouvante, sent les doigts de l’homme sur sa cuisse ». Janette Ananos débusque tous les maux quotidiens de la vie, dénoue des nœuds de perversité qui enfièvrent  les relations familiales. A travers des monologues intérieurs, des dialogues   prouvant que le réel n’existe pas en dehors des pensées, des ressentis, des perceptions des personnages, de leurs échanges,  elle est attentive à tous les dysfonctionnements familiaux et  sociaux.

    A la petite histoire  Janette Ananos  mêle la grande Histoire : « Louis, le grand-oncle de Catherine, (…) a traversé les Pyrénées, à 22 ans en 1943, pour rejoindre De Gaulle (…) » afin d’échapper au STO. Il a connu les camps, la faim, le froid. Après les attentats terroristes qui ont secoué le début du  XXIe siècle, des préjugés, des angoisses minent les esprits et les cœurs. Des amalgames fleurissent. Tous les gestes d’un « beau gars, de type maghrébin » dans « Alors, Charlie ? » font naître des soupçons chez Marie lorsqu’elle accompagne sa petite fille, son mari et leur fillette à l’aéroport. Elle interprète négativement la moindre des actions du jeune homme : « le texto si bref, le sac de sport si démesuré, le journal qu’il ne lisait pas (…) ». Elle imagine le pire.

     C’est avec une écriture délicate et poétique (« le chien zigzagant, que sa course sinueuse mène d’une fragrance à l’autre, d’un bord du sentier à l’autre, les arbres qui délimitent cette ancienne voie ferrée devenue promenade, le vent frivole qui taquine les feuillages, message de fraîcheur bienvenue dans cette fin de matinée déjà torride du mois d’août…  »)  que  Janette Ananos plonge le lecteur dans l’existence de toutes ces figures féminines. La forme de la nouvelle convient très bien pour donner tous ces aperçus du réel, ces petits faits qui constituent des fragments de la vie des villageois de Sintanne : ceux qui  sont restés dans ce village, ceux qui l’ont quitté ou ceux qui sont revenus. Cette cristallisation d’instants dans des nouvelles qui se répondent comme les chapitres d’un roman embarque le lecteur dans la nostalgie des souvenirs.

2 Commentaires

  1. Ananos Janette

    Bonjour Madame, le jour où j’ai découvert votre chronique, j’ai dû la relire deux fois, me demandant si je ne rêvais pas, tellement cette lecture m’était agréable. J’avoue que je m’étonne encore de voir ce recueil de nouvelles si bien compris, analysé avec finesse et en profondeur. Sur le moment je me suis dit que c’était comme une fiche de lecture exemplaire d’une professeure de français, experte en explication de texte. Je me suis même dit que si je devais résumer mon livre, je ne l’aurais pas mieux fait que vous. Sauf que bien entendu, de moi-même et pour moi-même je n’aurais pas pu me lancer dans un tel éloge. Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir si bien lu, et certainement relu ces textes. Et je vous remercie également pour cette extrême bienveillance à l’égard du premier ouvrage d’une parfaite inconnue.
    J’ai voulu ensuite aller lire d’autres chroniques sur ce site, et le sentiment que j’avais éprouvé en lisant celle qui me concernait s’en est trouvé confirmé. Ce que vous écrivez du roman sur lequel vous vous penchez me donne effectivement envie de le lire. Je vous souhaite une bonne soirée. Janette Ananos.

  2. annie

    Un immense merci pour ce sympathique et élogieux commentaire. J’espère que les lecteurs découvriront votre livre avec joie. Au plaisir de lire et de chroniquer votre prochain ouvrage. Bonne continuation sur la voie de l’écriture. Annie

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